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par désespérer de ta raison et de ta volonté. » Cela est vrai du génie : la volonté de produire une belle œuvre contraint les facultés et les empêche, en leur dictant la loi, de trouver la direction qui serait la résultante de toutes leurs forces[1].

Cela est peut-être trop général. Il se peut qu’il existe des natures qui aient besoin d’être encouragées ; mais je crois qu’elles sont rares, et d’ailleurs il y a quelque chose de plus important que de s’occuper d’elles : c’est d’éviter les funestes effets que produit le patronage des arts. Le malheur de notre France est de les encourager beaucoup trop. Au lieu de quelques supériorités individuelles qui ne sont poussées à jouer un rôle que par la tyrannie intérieure d’une faculté déjà née ; nous avons des milliers de prétendans aux honneurs de la peinture, du drame, de tout cet qui peut mettre un homme en évidence. Au lieu de n’avoir qu’un Reynolds, qui, à lui seul, formerait le goût général en y mettant l’empreinte de sa supériorité, nous avons des myriades de rapins et de bacheliers ès-lettres qui ne servent qu’à empêcher les vrais talens d’exercer une influence salutaire, à dégrader le goût général par leurs œuvres et à enseigner aux masses à déraisonner. L’histoire, au besoin, pourrait être invoquée. À l’époque où l’on se faisait une réputation avec un madrigal, les poètes n’étaient plus que d’habiles menuisiers ou des marchandes de modes. Faire preuve de bon ton, employer les élégances à la mode, viser à bien dire, tel était le plus noble idéal qu’on eût pu se faire du rôle de l’écrivain. La littérature était l’art de plaire ; elle continuera, j’en ai peur, à ne pas être autre chose, tant que l’on parlera de patronage. Toutes les fautes sont punies, et c’est ainsi que l’on est puni en particulier, quand, par vanité et pour avoir l’air d’aimer les arts, on vote des subventions pour des théâtres sans valeur ou des allocations pour de misérables copies.

Si je ne me trompe, ces remarques ne m’ont pas éloigné de Campbell. Qu’il ait été victime des encouragemens et de l’admiration qui lui ont été prodigués, qu’il ait été également victime d’une époque où les cercles littéraires étaient encore trop de mode et où l’écrivain n’était pas assez abandonné à l’isolement qui fait la dignité comme la force, je n’en voudrais qu’une preuve. Dans une de ses lettres à W’alter Scott se trouve le premier jet de sa Bataille de la Baltique. Telle qu’elle est, l’esquisse est autrement puissante que le dernier remaniement admis

  1. Campbell lui-même disait un jour dans une de ses causeries : « Bien des perles de poésie ont été perdues, ou plutôt n’ont point été créées, parce que les poètes en général n’ont pas l’ame assez ouverte aux nombreuses occasions qui pourraient les inspirer. Le plus souvent, ceux qui seraient appelés par leur nature à décrire telle ou telle scène ont, dés leur début, arrêté dans leur esprit le plan de quelque poème dont ils sont décidés à faire leur grande œuvre, et, absorbés dans cette idée, ils laissent passer sans les voir de multitudes de belles images. »