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dans l’ame de son interprète. En un mot, l’acteur illustre a pris à tâche de faire tomber l’une après l’autre toutes les illusions des spectateurs, et c’est pour cela qu’il nous a parlé de lui-même et de lui seul pendant l’espace de dix volumes ! Étrange égarement de la vanité ! monument à jamais déplorable de l’infatuation personnelle ! Ne dirait-on pas ce moine du moyen-âge mort en fausse odeur de sainteté, et qui, au milieu de son service funéraire, éleva sous son linceul une voix lamentable pour raconter à ses frères les faiblesses cachées de sa vie ?

Dieu sait que c’est à regret que nous tenons ce langage, au risque de ne pas paraître ménager assez les deux choses les plus respectables qu’il y ait en ce monde : la gloire et la mort. Il nous en coûte de faire entendre les accens de la vérité devant un tombeau et de devancer le jugement de la postérité sur un des seuls noms de notre âge qui soient destinés à lui parvenir. Pas plus qu’un autre nous n’avons échappé à cet attrait qu’éprouvaient pour M. de Chateaubriand tous ceux qui, dans les jeunes générations, ont aimé, rêvé ou souffert. De son vivant, M. de Chateaubriand a recueilli beaucoup d’éloges. Il a mérité la renommée, il en a joui : rare et heureuse exception dans des temps d’engouement et d’ingratitude ! Aussi, s’il ne s’agissait que de lui seul, nous tâcherions de dissimuler ce qu’il n’a que trop mis en évidence. Nous voudrions espérer que ses dernières volontés auraient le sort des feuilles légères dont elles ont emprunté la forme, et, en attendant l’oubli, nous commencerions par le silence ; mais c’est le sort des hommes éminens de représenter, dans leurs qualités comme dans leurs travers, les faiblesses ou les vertus des générations au sein desquelles ils apparaissent. Rien de ce qui émane d’eux n’est indifférent. Organisations plus sensibles et plus délicates, meilleurs conducteurs de l’électricité dont est chargée l’atmosphère qui les environne, ils la concentrent en eux-mêmes pour la propager autour d’eux. Ils sont des maîtres et des types à la fois ; ils s’inspirent d’un sentiment général qui suit à son tour leurs inspirations. Ces conditions ne sont vraies de personne plus que de M. de Chateaubriand. Nul plus que lui n’a su exprimer d’abord et modifier ensuite l’esprit d’une génération tout entière. Tous ses ouvrages portent le cachet de son siècle ; mais ce siècle lui-même garde l’empreinte de sa main. Il a été de son temps, il a fortement agi sur son temps. Ce ne serait donc point une étude isolée que celle qui, débutant par René, suivant par le Génie du Christianisme, arriverait aux polémiques virulentes de la restauration pour aboutir à ces pyramides d’un nouveau genre, élevées par l’orgueil d’un mourant, qu’on appelle les Mémoires d’Outre-Tombe Comment une mélancolie maladive mise à l’ombre d’une religion vague peut engendrer des haines de parti acrimonieuses, puis s’épanouir dans un dithyrambe d’orgueil personnel, par quelle filière au dégoût de toutes choses succède