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gothique. La lune éclairait au loin le massif qui abritait le pont du ruisseau, et, au milieu de la vive clarté qui baignait la jeune fille, il était impossible que le moindre de ses mouvemens échappât au regard attentif d’un homme qui se serait tenu caché sous le rideau de verdure du pont. Je compris alors que Fleur-de-Liane se préparait à donner un signal. Elle commença par ôter lentement et avec, un naturel parfait le rebozo qui la couvrait. Elle le roula en une espèce de tortil qu’elle arrondit au-dessus de sa tête pour soutenir la cruche à base étroite que les Espagnols ont empruntée aux Maures et importée au Mexique ; puis, élevant son bras nu et bruni à la hauteur du cantaro, elle fit mine de s’avancer vers le ruisseau pour le remplir. Il semblait que la jeune belle fille eût l’art de se métamorphoser : au milieu de la clarté qui l’enveloppait des pieds à la tête, et qui mettait en relief sur l’ombre noire et lointaine de la clairière sa taille svelte et les reflets fauves de ses bras et de ses épaules nus, son attitude n’avait plus rien de la naïveté de la statuaire gothique ; mais, souple et provoquante, elle faisait penser à ces filles madianites pour lesquelles les enfans d’Israël tombèrent dans le péché. Fleur-de-Liane s’était avancée ainsi nonchalamment vers le ruisseau, quand tout à coup elle fit entendre un cri de tigresse blessée, sa cruche lui échappa et se brisa ; elle fut au moment de s’élancer vers le torrent, mais la force de sa volonté la retint, et elle se baissa comme pour ramasser les débris de son cantaro. Je devinai à peu près la cause de cette émotion soudaine. Plus heureuse que Fleur-de-Liane, qui ne pouvait aller jusqu’au ruisseau sans exposer la vie de celui qu’elle aimait, la même jeune fille qui, un instant auparavant, m’avait indiqué la cabane du Chileño s’avançait en chantant vers le pont de lianes, la tête non pas chargée d’une cruche, mais ornée de ces campanules qu’elle arrangeait dans ses cheveux quand je l’interrogeai. Je pressentis en elle une rivale de Fleur-de-Liane, et j’eus pitié de la malheureuse fille de Cristino Vergara. Je m’avançai, sous prétexte de l’aider, vers Fleur-de-Liane, qui, d’une main tremblante, ramassait les fragmens de son vase épars sur la mousse.

— Allez l’avertir, me dit-elle d’une voix impérieuse et saccadée, que je le fais poignarder par mon père, et moi après lui, s’il parle à cette jeune fille.

— Qui, lui ?

— Saturnino.

— Saturnino ! repris-je épouvanté. Eh quoi ! la fille de Cristino Vergara aime Saturnino Vallejo !

— Oui, je l’aime, et vous savez maintenant qu’il y va de sa vie comme de la mienne, si je parle à mon père. Allez donc, je vous en supplie ; Dieu vous récompensera de votre miséricorde. Vous trouverez Saturnino sur le pont de lianes.