Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 11.djvu/167

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

silence. La flûte arabe et la viole continuaient toujours pendant ce temps à jouer sur leur rhythme guerrier, et l’improvisateur psalmodiait ces paroles : « Son fusil au long canon faisait mourir l’ennemi la bouche ouverte. »

— Voilà le présage, dis-je en me levant ; merci, vieil Ali ; s’il plaît à Dieu, nous ferons bonne besogne, et nous n’aurons pas le sort du bey[1].

Les ruelles étroites de la vieille ville étaient maintenant plongées dans le silence ; de temps à autre, une ombre blanche glissait le long des murailles. Sur la place, plusieurs courriers arabes, accroupis près de leurs chevaux, attendaient à la porte du palais du bey les dernières dépêches du général Saint-Arnaud ; car, pendant qu’Ali me racontait les désastres du bey Osman, le général avait une conférence avec les divers chefs de service. S’il était loin de partager la terreur superstitieuse du vieux Turc, notre chef n’en savait pas moins qu’un rude ennemi l’attendait, et il voulait avoir toutes les chances pour lui.

En rentrant chez moi, j’appris que les ordres de départ étaient arrivés, et Ina joie fut telle que toute la nuit, dans mes rêves, je vis un Kabyle qui sautait de rocher en rocher, ne pouvant éviter ma balle. Au jour, la réalité avait repris ses droits, et, dans l’après-midi, les clairons du bataillon sonnaient la marche sur la route de Milah, petite ville située à douze lieues sud-ouest-est de Constantine, non loin des montagnes kabyles.


II

Deux brigades d’infanterie, deux cent cinquante chevaux de cavalerie, douze cents bêtes de somme portant un lourd convoi, en tout neuf mille cinq cents hommes venus des différens points de la province, et même d’Alger, se réunissaient, le 7 mai dernier, sous les murs de Milah. Les zouaves, les tirailleurs indigènes, les chasseurs d’Orléans, la légion étrangère, le 8e et le 9e de ligne, tous vieux routiers d’Afrique ; le 20e, qui venait de passer par la brèche de Rome ; le 30e enfin, nouvel arrivé de France, tels étaient les solides bataillons de la colonne de Kabylie. Pour chef, le général Saint-Arnaud, habile dans ces luttes où souvent il faut étonner l’ennemi ; d’une décision rapide ; l’action engagée, ferme en ses desseins et plein d’une entraînante ardeur ; — le général de Luzy, en qui l’on retrouve toutes les traditions de la garde, où il a fait ses premières armes ; — le général Bosquet enfin, dont la calme et belle figure réfléchit si bien la vigueur de l’ame et l’élévation du caractère ; — sous leurs ordres, à la tête de

  1. Le désastre du bey Osman est arrivé vers l’année 1802.