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au milieu de l’ordre, l’insouciance de l’avenir et la certitude de faire toujours son devoir. On est le maître de l’heure présente, l’avenir est au chef ; qu’il ait des soucis si bon lui semble, il peut être inquiet de la fin de la journée ; moi, Haïdée me plaît, et je l’écoute. Mais, hélas ! il n’est si bonne chose qui n’ait une fin.

Comme le général se mettait en marche, vingt coups de feu partirent du fourré. Un guide est tué à ses côtés, un zouave blessé dans les jambes de son cheval. Le commandant Fleury, quelques cavaliers d’escorte, des zouaves qui reprenaient leur rang, se précipitent et pourchassent les Kabyles embusqués. Une compagnie de zouaves avait reçu l’ordre de fouiller le bois dans cette direction ; mais, se jetant trop à gauche sous ces maquis où il est si difficile de prendre des points de repère, elle avait laissé un des côtés dégarni. Cet accident sans importance fut vite réparé, et la colonne reprit sa marche pénible jusqu’à la nuit. Plus d’une fois le colonel Creuly, du génie, et le capitaine Samson durent faire mettre la pioche en main à leurs sapeurs pour établir des lacets qui permissent aux mulets de gravir les escarpemens.

Lorsque l’on s’avance ainsi, descendant en longues files les ravines, escaladant les montagnes, harcelé par des chiens enragés que les flanqueurs repoussent à grand’peine, la conduite de l’extrême arrière-garde est aussi difficile que périlleuse. Le chef est forcé de régler ses mouvemens d’après ceux du convoi. Jamais pour se battre il n’est maître ni de l’heure, ni du terrain ; tantôt il doit s’avancer rapidement, tantôt tenir ferme. Un mulet a roulé, il faut le relever ; des blessés ne sont pas encore chargés sur les cacolets, on les attend. Chacun reste à son poste, opposant le calme et le sang-froid de la discipline à des hordes furieuses jusqu’à ce que les soldats du train aient emporté les blessés. L’abnégation dévouée des hommes de ce corps, exposés constamment à un danger qui ne sera certes pas pour eux la source d’une gloire bruyante, ne saurait trop être admirée. Au reste, s’ils se conduisent ainsi, sans croire même à leur mérite, cela tient au sentiment de l’honneur et du devoir dont l’armée est imbue. De là vient sa force.

Deux vigoureux officiers, le colonel Espinasse, le commandant Bataille des turcos, commandaient, le 13 mai, l’extrême arrière-garde. Les turcos faisaient merveille et opposaient ruse à ruse ; turcos et Kabyles s’insultaient comme les héros d’Homère, que sans doute ils n’avaient jamais lu. Trois hommes du bataillon turc attendaient la belle derrière un maquis, un peu en avant de leur compagnie. En face d’eux, des Kabyles les ajustent ; les coups de feu ennemis partent, les trois turcos tombent. Les Kabyles aussitôt courent vers eux pour les dépouiller. Les voilà déjà penchés ; mais une balle en pleine poitrine les redresse : nos trois turcos avaient fait les morts ; ils rejoignent leurs camarades en glissant comme des serpens dans les broussailles. C’est