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Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 11.djvu/358

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homme qui vit et lit, qui a une raison, un cœur et une conscience. Quelques-unes roulent sur des souvenirs intimes ; d’autres ont un but plus directement philosophique ; le plus grand nombre sont des ballades, du moins c’est à la vieille ballade anglaise qu’elles ressemblent le plus, quoique leur intonation soit différente. L’impression qu’elles causent est moins voisine du pathétique et des émotions dramatiques, elle se rapproche davantage de l’admiration ou du trouble indéfinissable où nous jette une belle campagne un peu mystérieuse. Elle est plus grave aussi. Le sujet grandit à vue d’œil. Saint Siméon Stylite sur sa colonne devient, à l’insu du poète, l’image de l’ascétisme, tel qu’il lui est apparu. En lisant Godiva ou la Dame de Shalott, on croit n’être que charmé ; il se trouve que, sans s’en douter, on sait vaguement par cœur le moyen-âge et l’étrange merveilleux qui tenait une si large place dans sa vie.

Parmi ces premières productions de M. Tennyson, Locksley-Hall, que j’essaie de traduire, n’est pas celle qui donne le mieux le ton général de son talent ; mais ces strophes sont les plus passionnées qu’il ait écrites, et elles permettront mieux d’apprécier ce qui le distingue de l’école byronienne.

« Mes amis, laissez-moi seul ici ; la matinée commence à peine ; laissez-moi seul, et, quand il faudra partir, vous sonnerez une fanfare. — C’est bien ici, et tout alentour, comme autrefois, s’appellent les courlis ; semblables à de mornes lueurs, ils passent au-dessus de la plaine, par-dessus le château, — le château de Locksley, qui domine au loin les grèves sablonneuses et les vagues de l’Océan s’écroulant en cataractes retentissantes. Bien des fois la nuit, de cette fenêtre tapissée de lierre, j’ai regardé avant de m’endormir le grand Orion inclinant vers l’ouest ; bien des fois, la nuit, j’ai vu les pléiades se lever au milieu de la molle obscurité, brillantes comme des luccioles enlacées dans un réseau d’argent. Là-bas j’errais le long de la plage, nourrissant mes rêves sublimes des histoires féeriques de la science et du long produit des temps, — alors que les siècles derrière moi reposaient comme une terre féconde, et que j’embrassais le présent pour l’amour des promesses qu’il me prodiguait ; alors que je plongeais dans l’avenir aussi loin qu’œil humain puisse voir, et que je voyais la vision du monde et toutes les merveilles à venir. Au printemps, le rouge devient plus vif au collier du rouge-gorge ; au printemps, le vanneau hupé se refait une aigrette nouvelle ; au printemps, un arc-en-ciel plus nacré miroite aux plumes des colombes ; au printemps, l’imagination du jeune homme tourne aux pensées d’amour. Alors sa joue était pâle et bien amincie pour un âge si jeune, et ses yeux s’attachaient à tous mes mouvemens avec une muette attention. Et je lui dis : Ma cousine Amy, réponds-moi, et réponds sans détours ; crois-moi, Amy, tout le courant de mon être s’en va vers toi. — Sur son front et sur sa joue polie monta une lumière et une rougeur, comme j’ai vu les rougeurs rosées s’étendre sur la nuit du Nord. Et elle se retourna : sa poitrine était bouleversée par une explosion de soupirs ; sous la brune profondeur de son œil, toute son ame s’était éclairée. Elle me répondit ; J’ai caché