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du jour ! Au-dessus de ma tête, des constellations élargies, la molle splendeur des nuits, un ciel heureux ; devant moi, l’ampleur des ombres tropicales, les bouquets de palmiers, les oasis de délices. Jamais n’y pénètre le marchand, jamais n’y flotte un pavillon d’Europe. Là c’est l’oiseau qui plane au-dessus des forêts lustrées, c’est la liane qui se laisse glisser le long du rocher, c’est la ramure qui plie sous le poids de ses fleurs, c’est l’arbre qui s’affaisse sous le faix de ses fruits. C’est le chaud paradis des îles endormies au sein du sombre bleu des eaux. Là j’aurais plus de jouissances, il me semble, que sur cette terre de vapeur et de chemins de fer, d’esprits en marche et de pensées fiévreuses. Là je trouverais de l’air pour respirer à pleine poitrine, de l’espace pour dilater à l’aise mes énergies. Je veux avoir une femme de sang sauvage : elle m’élèvera de sauvages enfans ; souples et forts avec leurs muscles d’acier, je les verrai plonger et courir. Ils saisiront par ses poils la chèvre des montagnes ; ils darderont leurs lances au soleil ; ils répondront en sifflant au cri du perroquet ; ils franchiront d’un bond l’arc-en-ciel des ruisseaux ; ils n’useront pas leurs yeux et leurs jours sur de misérables livres.

« Folie, folle ! encore des rêves, de l’imagination : mais je sais que mes paroles sont insensées ; mais je mets plus bas la vieille tête blanche du barbare que la tête blonde de l’enfant chrétien. Moi m’associer à un troupeau de fronts étroits, vides de nos glorieuses acquisitions ; comme une bête ramper dans de bas plaisirs, comme une bête ramper dans de basses souffrances… Non, ce n’est pas en vain que brille le fanal du lointain. En avant, en avant sans repos ! que le grand univers roule incessamment sur les rainures retentissantes du changement. À travers l’ombre du globe, nous sommes emportés vers l’aurore. Mieux valent cinquante années d’Europe qu’un cycle de Cathay. »

Si je ne me trompe, jamais Byron n’avait trouvé de pareils accens. Les notes passionnées sont bien là, mais il y en a d’autres ; il y a même quelque chose de plus que les cordes graves de l’esprit. L’instrument du poète embrasse une nouvelle octave que je pourrais appeler celle de la conscience. Goethe avait le sérieux de l’esprit, c’est celui du sentiment moral qui domine chez l’auteur de Lohsley-Hall. J’appuie sur ce point parce que M. Tennyson représente ici un fait d’histoire générale. Autant l’Allemagne est intellectuelle, autant l’Angleterre a toujours été portée à se préoccuper de l’action et de la manière dont il convient d’agir. La littérature de l’Allemagne est riche en théoriciens ; la sienne est riche en moralistes. Dans tous les genres, ses écrivains laissent percer des respects ou des mépris plus arrêtés : c’est là leur couleur nationale, c’est là celle des poètes contemporains, et, à ne parler qu’au point de vue de l’art, cela se traduit dans leur vers par une largeur et une richesse de son qui ajoute grandement à leur charme. C’est toujours aux dépens des plaisirs même de l’imagination que l’on a tenté de séparer le beau du bien. Quand un poète s’éprend de l’héroïsme brutal d’un corsaire, je suis choqué si dans cette grandeur pittoresque je reconnais l’orgueil ou l’emportement irréfléchi qui chaque