Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 11.djvu/37

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Mont-Saint-Michel et la terre ferme, les grèves ouvrent sous les pas du voyageur ces dédales de fondrières qu’on accuse d’attirer et d’engloutir tout ce qui les côtoie. Les fondrières ne se rencontrent guère que du côté du large, et, à moins de descendre très loin vers la laisse de basse mer, il en est peu dont on ne puisse se tirer en se jetant à plat ventre aussitôt qu’on se sent enfoncer, et en regagnant ainsi le terrain solide. Des dangers plus réels viennent des brouillards qui se précipitent à l’improviste sur les grèves : en quelques minutes, la brume se forme, s’épaissit et couvre la terre de ténèbres visibles ; plongé dans leur mystérieuse profondeur, le voyageur éperdu se fourvoie, s’égare ; une inexprimable angoisse s’empare de ses sens ; il tourne au lieu d’avancer, ou marche vers la mer en croyant se diriger vers la terre ; cependant la marée montante le presse, le pousse, le gagne de vitesse, l’enveloppe ; ses cris sont couverts par le bruit des vagues ; il périt sans qu’une oreille l’entende, sans qu’un œil humain l’aperçoive, et le jusant remporte silencieusement un cadavre dans la baie. C’est surtout aux jours des syzygies, lorsque l’on considère des hautes terrasses du Mont-Saint-Michel la marche de la mer montante, qu’on se sent pris d’une mortelle pitié pour les malheureux engagés dans cette lutte désespérée. La marée entre comme feraient d’immenses reptiles dans les chenaux sinueux qui serpentent au travers des grèves ; elle s’y allonge, souvent avec la vitesse d’un cheval au galop, et grossit en poussant toujours devant elle de nouvelles ramifications ; celles-ci se rapprochent, se rejoignent, changent en îles les langues de terre qui les ont un moment séparées ; les îles à leur tour se rétrécissent et disparaissent submergées, jusqu’à ce qu’enfin l’Océan ait repris possession de tout son domaine. Aussitôt que la brume se montre et tant qu’elle dure, on sonne la grosse cloche du Mont-Saint-Michel, mais trop souvent ses tintemens n’ont été que le glas funèbre des infortunés auxquels ils devaient servir de guides. Toutefois, hâtons-nous de le dire, ces dangers n’atteignent guère que ceux qui se font un jeu de les braver : on les évite en ne s’aventurant jamais sans boussole sur les grèves, et surtout en calculant ses courses de manière à ne pas risquer d’être gagné par l’heure du flot.

Entrons au Mont-Saint-Michel. Il n’est abordable que par le sud ; l’accès en est défendu par une muraille fondée par saint Louis, reconstruite par Louis XI, réparée par Louis XIV, et qui, lorsque le Mont avait un rôle actif dans les guerres entre la France, l’Angleterre, la Bretagne et la Normandie, en constituait la principale défense. Une étroite place d’armes précède le village et est décorée de deux énormes bouches à feu nommées les Michelettes qu’abandonnèrent les Anglais, après leur attaque infructueuse de 1423. Ces canons à la Paixhans d’un temps de barbarie se sont arrêtés ici, tandis que ceux de notre contenu porcin ont déjà fait le tour du monde. Le village peut compter trois