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entière de la figure, concourent admirablement à l’explication du sujet. Personne ne peut se méprendre sur l’intention de l’auteur. Le spectateur a devant les yeux ce qu’il pourrait voir à la ménagerie. Malgré la singulière inintelligence avec laquelle ce groupe a été placé, bien que le regard plonge sous l’aisselle du lion, tandis qu’il devrait se trouver en face de l’épaule, toutes les parties du modèle sont traitées avec une précision si savante, il y a dans l’imitation de tous ces détails tant de finesse et d’habileté, que l’aspect de cet ouvrage produit une sorte d’épouvante. Je ne crains pourtant pas qu’il agisse sur les femmes de Paris comme les Euménides d’Eschyle sur les femmes d’Athènes. Oui, dans ce groupe attaqué avec tant de violence par les partisans de la sculpture académique et défendu par la foule avec tant de bon sens, l’imitation est poussée à ses dernières limites. Il me semble impossible d’aller plus loin dans cette voie : c’est un prodige d’énergie et d’exactitude. Cependant le rare mérite qui recommande cette œuvre ne ferme pas mes yeux aux défauts qui la déparent. Les détails, rendus avec tant d’adresse, sont trop multipliés. La souplesse des membres, qui nous étonne à bon droit dans ce bronze palpitant, ne dissimule pas l’absence des masses dont la sculpture ne peut se passer. La chair est traitée d’une façon magistrale, les contractions musculaires sont traduites avec une évidence qui ne laisse rien à désirer ; mais la charpente osseuse n’est pas accusée assez largement : aussi la figure manque de masses. On insisterait vainement sur la fidélité merveilleuse de l’imitation ; cette fidélité même, pour être complète, impose au statuaire le devoir de diviser sa figure, quelle qu’elle soit, homme ou lion, par grandes masses. Sans l’accomplissement de cette condition impérative, l’art, quoique vrai, n’atteint cependant pas à la beauté suprême. Dans le groupe de M. Barye, le pelage de la figure principale n’est pas traité avec assez de simplicité : il eût mieux valu effacer une partie de ces détails et aborder franchement la division dont je parlais tout à l’heure. L’absence de masses ne permet pas de voir dans ce groupe, si admirable d’ailleurs, une œuvre d’un caractère vraiment monumental. Malgré la joie farouche qui éclate dans ses yeux, malgré la puissance avec laquelle le lion saisit sa proie, on sent que la main qui a modelé ce groupe ne connaît pas encore tous les secrets de l’art, M. Barye n’avait pas besoin d’être averti pour reconnaître les défauts que je signale : à peine son œuvre était-elle achevée, qu’il devinait mieux que personne tout ce qui lui manquait. Ce groupe, en lui montrant sa pensée sous une forme définitive, dessillait ses yeux, et lui révélait tout le chemin qu’il avait à parcourir avant de toucher le but qu’il avait rêvé.

Quoi qu’il en soit, M. Barye, n’eût-il créé que le lion exposé au Louvre en 1833, mériterait à coup sûr un rang très élevé parmi les sculpteurs