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nous, qu’il nous faut. M. Browning nous la donnera-t-il ? Ce qu’on peut assurer, c’est qu’il semble fait pour le tenter. De tous les poètes que je sache, il est le plus capable de résumer les conceptions de la religion, de la morale et de la science théorique de notre époque, en leur donnant un corps poétique, je veux dire des formes qui soient le beau approprié à ces abstractions, des formes qui représentent les nécessités de ces natures idéales, et qui puissent causer à l’imagination une impression en harmonie avec celle qu’elles-mêmes, comme idées, causent à l’esprit. Je n’oserais pas répondre qu’il puisse trouver un sujet suffisamment heureux comme résumé universel : je craindrais aussi que, dans ses visions, le spécial ne se mêlât trop au général ; mais le général au moins serait une véritable généralisation, et l’ame de l’épopée ne manquerait pas, car, s’il est permis d’affirmer une chose, c’est que M. Browning a le sens des fluides invisibles : c’est un jeu pour lui de distinguer les rapports qui unissent les choses disséminées à tous les coins de l’infini, et qui vont de l’une à l’autre, comme des fils, en passant par-dessus des espaces qu’une enjambée de géant ne franchirait pas.

Pour me permettre une pareille conclusion, qui implique un blâme et un conseil, j’ai une excuse. Comme M. Browning nous l’a dit : « Rien ne se perd de ce qui vaut la peine d’être conservé. Quand on a la faculté de s’émerveiller, et qu’on a fini de s’émerveiller des femmes, on s’émerveille des hommes vivans ou morts ; quand on a fini de s’émerveiller des hommes, il reste Dieu. » C’est à ce moment-là précisément qu’on est mûr pour l’épopée. Il est donc encore parfaitement temps de commencer. Les poètes qui ont produit des œuvres épiques se sont mis tard à la tâche. Déjà, pour eux, la vieillesse était venue « décrépite comme il convient à cet âge ; sans cela, comment auraient-ils pu se recueillir au milieu des souvenirs accumulés de leur cœur ? comment auraient-ils ramassé jusqu’au dernier ces débris des premiers banquets qu’on laisse tomber au début, et qu’on dédaigne par trop d’impatience d’arriver aux délices à venir ? A la vieillesse de méditer sur l’ensemble du passé ; c’est l’heure où il se dessine enfin dans sa vaste unité sous les lueurs du crépuscule qui aident à fondre les nuances printanières et les teintes flétries, tandis que sa silhouette, avec les ombres du soir qui s’enroulent alentour, se dresse grandiose en face de l’esprit, et qu’au milieu de l’obscurité perce un rayon d’un autre matin. » Ces beaux vers de M. Browning ; sont d’un bon augure.


J. MILSAND.