Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 11.djvu/806

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de bourriques que des cholos[1] piquent sans pitié avec des bâtons pointus. Leur croupe est tout écorchée, les sangles du bât leur coupent le ventre, et leurs intelligens conducteurs leur ont fendu les narines pour qu’elles puissent respirer plus facilement.

L’escadron de bourriques signalé par le chanoine dépassa rapidement les deux cavaliers, qui continuaient de marcher au pas ; c’étaient de pauvres ânes de la plus petite espèce, aux pattes si courtes, que les jambes des cholos, placés à califourchon sur leurs croupes, touchaient presque la terre. À quelque distance de là, un grand tourbillon de poussière couvrit la route d’un nuage épais ; la troupe s’arrêta, puis le désordre se mit dans ses rangs, malgré les cris des cholos, qui vociféraient à pleine tête. Les ânes commencèrent à braire sur toute la ligne ; ce fut bientôt un assourdissant vacarme.

— Voilà une aventure digne du chevalier de la Manche, s’écria en riant don Patricio. Au galop, padre, allons reconnaître l’ennemi !

Ils piquèrent des deux, et un étrange spectacle s’offrit à leurs regards. Une centaine de matelots anglais, qui semblaient s’être rafraîchis au Callao et dans tous les cabarets de la route, se dirigeaient vers Lima en phalange serrée, montés sur des chevaux de louage. Celui-ci, haut de six pieds, écrasait du poids de son corps un frêle pony ; celui-là, court et trapu, oscillait sur le dos d’une haridelle efflanquée. Ces cavaliers improvisés tiraient la bride par saccades, à droite et à gauche, s’accrochaient à la selle, perdaient leurs étriers, et embrassaient le cou de leurs montures, qui ruaient à l’envi. On eût dit une troupe de clowns, à voir leurs postures extravagantes et leurs gestes bouffons ; ils ne riaient pas cependant. Tout en trottant et galopant de la sorte dans le plus incroyable pêle-mêle, ils essayaient de causer comme des gens qui conservent leur sang-froid. Les chevaux, fatigués de porter ces incommodes riders, pirouettaient sur eux-mêmes, marchaient de côté, et exécutaient toutes les feintes imaginables sans réussir à désarçonner ces agiles marins, cramponnés sur leurs selles à la manière des singes. Les ânes, plus sages, avaient donc éprouvé un moment de trouble à la vue de cette cavalcade désordonnée qui leur barrait le chemin.

— La frégate est arrivée, dit don Patricio ; elle a dû mouiller cette nuit en rade. Ces marins qui courent dépenser à Lima, en quelques heures, leur solde de trois mois, font partie de l’équipage. Galopons jusqu’au Callao, padre ! que je revoie mon beau navire !

Les deux cavaliers aperçurent bientôt la frégate immobile sur les eaux ; à la vue de son pavillon, le lieutenant Patrick se découvrit avec une émotion mêlée de joie. La fascination qu’exerçait sur lui cette

  1. Métis