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pour le bonheur d’autrui. Présentée dans ces termes absolus, la thèse choisie par M. Sainte-Beuve peut paraître excéder les limites de la vérité. Et cependant, pour peu qu’on prenne la peine de réfléchir, pour peu qu’on appelle le souvenir au secours de la réflexion, on ne tarde pas à reconnaître que cette thèse est l’expression pure de la vérité, et ne contient rien de plus. L’homme énervé par la volupté croit encore sentir, comprendre et vouloir. Interrogez sa vie à tous les instans de la journée, et vous verrez qu’il se trompe et ne possède plus les facultés dont il ose encore se vanter. Est-ce vraiment sentir que de ne pouvoir aimer ? est-ce vraiment comprendre que de s’arrêter au seuil de toute vérité ? est-ce vraiment vouloir que de former à chaque instant des désirs nouveaux, qui s’effacent et disparaissent comme les plis de la vague agitée par le vent ? Et n’est-ce pas là pourtant l’image fidèle du voluptueux ? La triple faculté de sentir, de comprendre et de vouloir n’est vraiment complète qu’à la condition de pouvoir s’élever jusqu’à l’amour, jusqu’à la méditation, jusqu’à la résolution inébranlable d’accomplir une pensée librement conçue. Hors de là, il n’y a qu’une ébauche de sentiment, une ébauche d’intelligence, une ébauche de volonté. Il n’est donc pas sans intérêt et sans profit de nous montrer dans toute sa nudité la maladie morale qui mutile sous nos yeux tant de facultés puissantes et précieuses. Que voyons-nous en effet autour de nous ? Ne sommes-nous pas chaque jour attristés par le spectacle d’une promesse déçue, d’une promesse réduite à néant ? Comptez les hommes dont la vie est complète, je ne dis pas dans le sens le plus absolu, mais qui, sans perdre aucune de leurs facultés, en choisissent une pour la porter aux dernières limites de son développement ; comptez les hommes qui savent aimer jusqu’à l’abnégation ; qui savent comprendre et sonder la vérité sans autre souci que la vérité même, sans arrière-pensée de gain ou de renommée, qui savent vouloir et poursuivre l’accomplissement de leur volonté au mépris du danger, qui donnent à leur résolution les proportions d’une lutte héroïque. Comptez-les, et vous serez saisis de pitié. Comptez-les, et vous comprendrez que la vie humaine, sévèrement interrogée, n’est le plus souvent qu’une suite de sentimens, d’idées et de volontés avortés. Émotions passagères, perceptions confuses, désirs éphémères, voilà le tissu habituel de nos journées. Les passions qui enfantent le dévouement, les idées qui se traduisent en œuvres glorieuses, en découvertes fécondes, les désirs qui en persistant deviennent volonté et inspirent les actions héroïques, sont l’apanage de quelques ames d’élite. Le reste fait semblant de vivre et ne vit pas.

Quel rôle joue la volupté dans l’appauvrissement de nos facultés ? Rien au monde n’est plus facile à déterminer. La poursuite du plaisir à toute heure, en toute occasion, ne laisse ni au sentiment, ni à l’intelligence,