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à trois heures, quarante minutes. Je pris alors ma boussole, et je la trouvai complètement immobile ; la croyant cassée, je la remis à M. Godard, qui, l’ayant examinée, fut tout surpris de la trouver intacte. Partis de Soissons la nuit et fort préoccupés de l’aérostat, qui nous avait semblé de prime abord si peu disposé à une seconde ascension, nous n’avions eu ni le temps ni la possibilité de suivre les cartes que nous avions devant nous : c’est ce qui me forçait de recourir à la boussole pour connaître notre direction. Le refus de service de cet instrument sera probablement expliqué par la science. Je sais que l’inaction de la boussole à une certaine hauteur avant été signalée par un aéronaute, une expérience spéciale fut faite par M. Gay-Lussac, qui déclara que son instrument n’avait pas cessé de fonctionner. Voyageur inexpérimenté, je ne hasarderai aucune conjecture. Je constate seulement que, parvenus à l’apogée de notre seconde ascension, c’est-à-dire à 3,760 mètres, nos deux boussoles étaient insensibles, et que, consultées à notre retour à terre, elles avaient repris leur action, sans que nous ayons songé à préciser à quelle hauteur elles avaient cessé de fonctionner.

Nous dissertions sur ce point, quand une détonation subite se fit entendre. Nous nous regardâmes tous les trois ; cette détonation fut bientôt suivie de plusieurs autres. Depuis notre départ de Paris, nous avions entendu souvent des coups de fusil tirés en signe de réjouissance et de joyeux accueil ; mais cette fois le bruit ne venait pas de la terre : c’étaient des crépitations du ballon d’une nature fort inquiétante, et nous ne pûmes nous rendre compte de ce phénomène.

Le spectacle admirable que nous avions devant les yeux nous avait captivés jusqu’à ce moment. Le soleil se levait dans toute sa majesté ; une chaîne de pitons brillans s’étendait à l’extrémité de l’horizon c’étaient les Alpes, ce géant de pierres et de glaces avec lequel nous luttions de hauteur. Ici je prévois et j’excuse parfaitement un sourire d’incrédulité. Les Alpes vues distinctement à cent lieues ! on va me croire, comme le rat voyageur de La Fontaine, dupe de mon enthousiasme :

Voilà les Apennins et voici le Caucase !
La moindre taupinée était mont à ses yeux.


Mais j’insiste et je maintiens mon dire ; la configuration des Alpes m’est familière, et je reconnus la forme bien précise du Mont-Blanc. D’ailleurs, tout le monde sait aujourd’hui qu’à une certaine hauteur, on distingue parfaitement les points situés à d’immenses distances, et que l’on apprécie exactement les moindres détails de leurs contours. Je me souviens qu’à une ascension pédestre au sommet du Machouk, Prés de Piatigorsk nous distinguâmes très bien le mont Elborousse, situé à près de 120 kilomètres du point où nous étions.