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Souvent elles en diffèrent assez pour être difficilement rapportées au même auteur. Cet ensemble ne pourrait-il pas être l’ouvrage d’une association au sein de laquelle aurait dominé un grand écrivain ? Francis n’aurait alors été que son collaborateur, et il aurait fini par imiter son style. Ceux qui ont écrit avec suite dans le même journal savent que la diversité des rédacteurs n’en exclut pas à la longue une certaine uniformité de diction. On l’a remarqué pour le recueil même où j’écris en ce moment. Francis aurait donc pu contribuer à l’œuvre de Junius soit en composant quelques lettres, soit en donnant des faits et en réunissant des renseignemens, soit seulement en prêtant le secours de sa plume comme copiste et en prenant note des débats parlementaires, ce qui était chose assez difficile. On sait en effet qu’il suivait les séances à cette époque, et on lui doit les extraits de quelques discours de lord Chatham. Cette collaboration d’ailleurs s’accorderait mieux avec la situation subalterne qu’il occupait encore, avec le genre et le degré de talent qu’il pouvait avoir ; enfin elle expliquerait ses liaisons avec Calcraft, la destruction de certains papiers et quelques-uns des propos qu’on lui prête dans la dernière moitié de sa vie. Il n’est pas contesté que les envois de Junius à l’imprimerie n’étaient pas tous écrits de sa main, et, après s’être dit quelque part seul dépositaire de son secret, il parle à Woodfall des personnes qui assistent à la composition de ses articles (Priv. Lett., no 8). Dans ce système, sir Philip Francis pourrait être le rédacteur ou le provocateur des lettres signées Vétéran, Scotus et Némésis, qui traitent des affaires intérieures du ministère de la guerre.

Il nous reste à dire quelles sont, après toutes les raisons de croire, nos raisons de douter. On doit d’abord s’étonner qu’au moment où les publications de Junius occupaient le plus vivement les esprits, la curiosité n’ait pas soupçonné, ni l’indiscrétion trahi sir Philip Francis, s’il en était le véritable auteur. L’importance de la mission qui lui fut donnée pour le Bengale aurait pu mettre sur la voie ; or rien n’indique que cette nomination ait été remarquée, ce qui par parenthèse montre qu’elle n’était pas si extraordinaire, et affaiblit la preuve que l’on croit trouver dans l’exagération prétendue d’un avancement inexplicable, dit-on, pour tout autre que Junius. Mais ces places de nabab n’étaient pas alors aussi considérables ni aussi recherchées qu’elles l’ont été depuis, et Francis est venu jusqu’à l’âge de soixante-seize ans sans qu’on ait paru s’étonner que sa jeunesse en eût obtenu une. De 1767 à 1816, son nom n’a pas été prononcé à propos de Junius. Son secret, connu, assure-t-on, d’un assez grand nombre de personnes, a été soigneusement, religieusement gardé. C’est là, sinon une invraisemblance, une circonstance au moins singulière.

Maintenant, si c’est lui, quels motifs l’ont fait agir ? On expliquerait