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Placido, dont le vrai nom est Gabriel de la Concepcion Valdès. La naissance et la destinée de celui qu’on a appelé le barde du Yumuri, autant que ses vers mêmes, mettent à nu un des côtés les plus saisissans de cette petite société. Placido était un mulâtre, fruit des amours clandestins d’une créole d’assez haut rang et d’un noir, assure-t-on. Il était né à Matanzas. Enfant, il avait été esclave et soumis à toutes les rigueurs de la condition servile. C’est dans cette situation que son intelligence s’était éveillée, et qu’il était devenu un poète incorrect, mais plein de feu. La vie de Placido s’était transformée ; il avait acquis une renommée littéraire. Les sociétés choisies de la Havane et de Matanzas l’accueillaient exceptionnellement. Il avait des ressources suffisantes pour vivre inoccupé, mais ces conditions plus heureuses n’avaient point effacé en lui le souvenir et le ressentiment de son premier état et de sa couleur. Dans quelques vers empreints d’une sorte de mystère tragique éclate, sous le titre de Serment, une implacable protestation du sang africain. « A l’ombre d’un arbre à la cime élevée, qui est à l’issue d’un vallon étroit, il y a un petit ruisseau qui invite à boire de son eau argentée. Là, je me suis rendu, appelé par mon devoir, et, faisant un autel avec de la terre durcie, devant le code sacré de la vie, en étendant mes mains, j’ai juré, — j’ai juré d’être l’ennemi éternel du tyran, de tremper, s’il m’est possible, mes vêtemens dans son sang après l’avoir versé, et de mourir, s’il le faut, aux mains du bourreau pour briser le joug !… » Ici, qu’on le remarque, le tyran, ce n’est point l’Espagnol, ce n’est point le capitaine-général tout-puissant et absolu : c’est le blanc, contre lequel se révolte la nature africaine, et qu’elle promet à l’immolation. Le serment contenu dans ce sonnet n’était point une simple image ; Placido faillit le tenir. Il s’était fait l’ame d’une conspiration qui devait éclater le 4 avril 1844. Le secret fut livré par une négresse esclave du poète, et poussée, dit-on, par un sentiment de jalousie. Jeune encore, arrivé à une situation privilégiée, Placido était fusillé quelques jours après. Il garda jusqu’au bout d’ailleurs un certain stoïcisme. Une de ses plus touchantes inspirations date de ces momens suprêmes : c’est un dernier adieu à sa mère. « Si le destin fatal qui m’est échu, dit-il, si le triste dénoûment de ma sanglante histoire, au sortir de cette vie passagère, laisse ton cœur frappé à mort, assez de plainte ; que ton cœur affligé retrouve le calme. Je vis dans la gloire, et ma lyre tranquille adresse à ta mémoire son dernier accent : — accent doux, mélodieux et sacré, innocent et spontané comme le premier cri que je poussai en naissant. Déjà j’incline ma tête, la religion me couvre de son manteau ; adieu, ma mère, adieu !… » Placido a laissé un grand nombre de vers qui ont été recueillis : odes, épîtres, sonnets, romances, décimas. Les morceaux les plus remarquables sont la Fleur du Café, le Pêcheur de San-Juan, une hymne au Pan, montagne voisine de