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Le Tarantasse indiquait dans le talent de M. Solohoupe toute une veine franchement populaire que le Narcotique n’y laissait pas soupçonner. Il est à regretter que l’auteur de ce brillant tableau de la vie des provinces en Russie n’ait pas cherché à lui donner un pendant en appliquant le même procédé de description familière à la vie des grandes villes. Les nouvelles de M. Solohoupe Tout merveilleusement préparé à cette étude. La petite comédie des Confrères, publiée cette année même[1], nous fait espérer du moins que M. Solohoupe continuera de demander ses succès à la peinture fidèle et à l’observation patiente des mœurs de son pays. Ce petit acte, qui pétille de gaieté spirituelle, est une charmante satire de ce faux esprit de nationalité que le prince Wiasemsky a si ingénieusement appelé le patriotisme du kwas[2].

L’auteur des Confrères a imaginé que l’action de son drame se passe en 1854. Le chemin de fer de Saint-Pétersbourg à Moscou est terminé depuis deux ans; le lieu de la scène est une terre située entre ces deux villes. L’intrigue nous importe peu; il suffit de savoir que le maître du château, M. Grosnoff, homme de rang moyen et de vanité très haute, est une sorte d’arrière-petit-cousin du héros de la Métromanie; il est très convaincu qu’il est doué de grandes capacités littéraires; il est possédé de l’idée d’écrire un proverbe, et d’en faire hommage à sa femme pour le jour de sa fête. Il attend en conséquence deux hommes de lettres, deux confrères, l’un et l’autre journalistes, qui seront ses collaborateurs. L’un des écrivains attendus est de Saint-Pétersbourg, l’autre de Moscou; le premier est un élégant et fashionable jeune homme qu’un tout autre intérêt que celui d’une collaboration littéraire attire chez M. Grosnoff; l’autre, Wetcheslaw-Wladimirovitch-Olégovitch, est un Moscovite pur sang, dont le patriotisme est tel que, dédaignant toute mode européenne, il se présente chez son hôte en costume national complet : petite tunique ou chemise en toile rouge (on est en été) fixée aux reins par un cordon d’argent, larges pantalons de velours noir entrant dans des bottes qui lui montent aux genoux et retombant a larges plis sur le cuir parfumé, les cheveux circulairement coupés autour de la tête, que surmonte le bonnet tatar. En un mot, le journaliste Olégovitch est exactement habillé comme le cocher de la maison, ce qui donne lieu à un quiproquo fort divertissant: mais ce n’est pas tout : le digne Moscovite, qui nourrit une horreur profonde pour tout ce qui est étranger, et honore en particulier la France

  1. Une autre comédie de M. Solohoupe, écrite depuis les Confrères, et qu’on a jouée devant la cour, est encore inédite.
  2. Le kwas est une boisson à l’usage du peuple. Elle se prépare avec du pain de seigle qu’on fait fermenter. Elle ne coûte que quelques centimes le védro, mesure qui contient environ douze litres.