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Des symptômes d’une nature beaucoup plus grave se révèlent, je le sais, en Égypte et en Turquie. Là, le contact des sciences et des mœurs européennes a produit un libertinage de croyance quelquefois à peine déguisé. Les croyans sincères, qui ont la conscience du danger, ne cachent pas leurs alarmes, et dénoncent les livres de science européenne comme contenant des erreurs funestes et subversives de toute foi religieuse. Je n’en persiste pas moins à croire que, si l’Orient peut surmonter son apathie et franchir les bornes qu’il n’a pu jusqu’ici dépasser en fait de spéculations rationnelles, l’islamisme n’opposera pas un bien sérieux obstacle aux progrès de l’esprit moderne. Le manque de centralisation théologique a toujours laissé aux nations musulmanes une certaine liberté religieuse. Quoi qu’en dise M. Forster, le khalifat n’a jamais ressemblé à la papauté. Le khalifat n’a été fort que tant qu’il a représenté la première idée conquérante de l’islamisme ; quand le pouvoir temporel a passé aux emirs-al-omra et que le khalifat n’est plus qu’un pouvoir religieux, il tombe dans le plus déplorable abaissement. L’idée d’une puissance purement spirituelle est trop déliée pour l’Orient : toutes les branches du christianisme elles-mêmes n’ont pu y atteindre ; la branche gréco-slave ne l’a jamais comprise ; la famille germanique l’a secouée et dépassée ; seules les nations latines s’y sont prêtées. Or, l’expérience a démontré que la foi simple du peuple ne suffit pas pour conserver une religion, si une hiérarchie constituée et un chef spirituel ne veillent à sa garde. Est-ce la foi qui manquait au peuple anglo-saxon, quand la volonté de Henri VIII le fit passer, sans qu’il s’en aperçût, un jour au schisme, le lendemain à l’hérésie ? L’orthodoxie musulmane, n’étant point défendue par un corps permanent, autonome, se recrutant et se régissant lui-même, est donc assez vulnérable. Il est superflu d’ajouter que, si jamais un mouvement de réforme se manifestait dans l’islamisme, l’Europe ne devrait y participer que par son influence la plus générale. Elle aurait mauvaise grace à vouloir régler la foi des autres. Tout en poursuivant activement la propagation de son dogme, qui est la civilisation, elle doit laisser aux peuples la tâche infiniment délicate d’accommoder leurs traditions religieuses avec leurs besoins nouveaux, et respecter le droit le plus imprescriptible des nations comme des individus, celui de présider soi-même dans la plus parfaite liberté aux révolutions de sa conscience.


Ernest Renan.