Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 12.djvu/120

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Vous n’entendez rien aux affaires, dit-il d’un ton bourru. Est-ce qu’on doit jamais refuser de l’ouvrage ? Si vos bras n’y suffisent pas, employez ceux des autres. Ayez à vos ordres vingt, trente, cent laveuses, selon vos besoins. Payez-les à la journée. Faites-les travailler, surveillez-les. Fondez un établissement. Louez des ateliers. Gagnez de l’argent. Achetez du bien avec vos économies. Doublez votre fortune en épousant un homme riche ; triplez-la en vendant établissement et clientelle, et retirez-vous du commerce avec dix mille piastres de rente. Mais non ; demeurez ouvrière et lavandara. Vous n’entendez rien aux affaires.

À ce chapitre si nouveau pour elle du moyen de parvenir, la pauvre Giovannina éprouva comme un vertige. Son imagination méridionale, courant plus vite que son intelligence, lui représentait une autre Giovannina commandant une armée innombrable de laveuses, ayant un palais, une villa, une robe à queue et des laquais eu livrée.

— Jésus, Maria ! s’écria-t-elle ; est-il possible d’amasser tant de piastres avec de l’eau et du savon ?

— Assurément, répondit l’Anglais. Tel que vous me voyez, j’ai acquis un million de francs à fabriquer des clous.

— Eh bien ! donc, très cher seigneur, dites-moi ce qu’il faut savoir pour entendre les affaires, car je veux les entendre, et je les entendrai tout à l’heure, si vous daignez m’instruire.

Giovannina multiplia ses questions avec tant de volubilité, tant de rapidité de conception, que l’homme du Nord eut peine à la suivre. En un moment, tous les points obscurs du plan tracé par l’étranger furent éclaircis. Des flots de lumière pénétrèrent dans l’esprit de la jeune fille. L’ordre s’y mit peu à peu ; le seigneur étranger finit par avouer que sa protégée entendait mieux les affaires qu’il ne l’avait cru d’abord, et Giovannina, dévorée d’impatience, partit résolue à mettre à profit ces révélations sans tarder d’une minute.

Un matin, l’illustre compagnie du Vomero trouva six laveuses qu’elle ne connaissait pas installées à la fontaine depuis le point du jour. On les interrogea. Elles répondirent qu’elles travaillaient à la solde de leur patronne, la signora Giovannina, maîtresse blanchisseuse, demeurant à la Conciaria. qui leur avait promis un carlin par tête, plus deux grani de bonne-main, si leur ouvrage était achevé pour midi. Une grêle de quolibets égaya la compagnie aux dépens de la maîtresse blanchisseuse, et Bérénice dauba de toutes ses forces sur les prétentions de sa rivale ; mais une vieille laveuse en guenilles prit la parole d’un ton sentencieux :

— Ne riez point, dit-elle, car vous n’en avez point envie, et vous enragez au fond de votre cœur. Giovannina porte sur son front et dans ses yeux le signe d’une haute fortune. La madone des bonnes filles la