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cette objection malicieuse, il faut pourtant convenir que les corrompus aident souvent à la besogne des corrupteurs. S’il est vrai que la presse ait fait un peu la société à son image, il est encore plus vrai que la société a fait la presse à son goût. Ce ne serait peut-être pas un si méchant moyen de réformer les vices et les excès du journalisme que de nous réformer nous-mêmes, et d’accomplir de bonne foi notre pénitence, au lieu de nous en décharger sur des boucs émissaires.

C’est tout au plus cependant si l’on y songe, et nombre d’honnêtes personnes entendent le repentir de la façon dont quelques grands seigneurs entendaient autrefois la prière, du temps où l’on avait ses gens pour réciter ses patenôtres on se donne la discipline sur les épaules de son écuyer. On voit de ces convertis de fraîche date qui sont animés d’un zèle implacable : ils étaient l’innocence même avant que la presse leur gâtât le cœur et l’esprit; maintenant qu’ils sont venus à résipiscence, c’est à la presse de payer les frais de leurs erreurs. Et là-dessus on se lance d’un trait dans les régions les plus sublimes de la politique profonde, et, suivant qu’on a l’humeur cassante ou mystique, on parle savamment de la nécessité d’un pouvoir fort auquel on obéisse sans murmurer, comme le sergent de la comédie, ou de l’imbécillité de la raison humaine qui a besoin d’être pieusement gouvernée par une autorité sans réplique. On rencontre à chaque pas de ces apôtres improvisés qui prêchent en termes magnifiques contre le journal qu’ils reçoivent tous les matins, sauf à lui emprunter leur sermon, car le journalisme, par sa diversité naturelle, étant fourni d’argumens pour et contre toutes choses, il n’est pas extraordinaire qu’il plaide quelquefois contre lui-même. C’est une manière d’écrire qui peut, à tel moment ou dans tel lieu, procurer la vogue. Si petit que soit un salon, salon de ville ou de campagne, salon de province ou de Paris, vous y trouverez presque à coup sûr un docteur ès-sciences sociales qui s’y pavane en tenant à la main le fameux boisseau de la parabole, sous lequel il a juré d’étouffer les funestes lumières de son siècle. Il a fait aussi son serment d’Annibal. Le progrès des lumières fut en son temps le mot de circonstance, et l’on en abusa, parce qu’il n’est pas de mot dont on n’abuse; c’est aujourd’hui le boisseau qui a les honneurs de la préférence des esprits forts. De ces esprits forts, il en est de toutes les catégories ; il y a ceux qui disent pour évangile qu’on ne raisonnait pas sous l’empire, et qu’il fallait marcher droit avec l’empereur; — il y a ceux qui estiment que c’était le bon temps lorsqu’on envoyait les gazetiers à la Bastille sans tant de cérémonie, et qui demanderaient, tout en ne l’espérant pas, un retour pur et simple à ce régime tutélaire; — il y a ceux enfin qui, le prenant encore de plus haut, déclarent que la discussion est l’hérésie, et l’hérésie la mort, que la société tombe en ruines depuis le XVIe siècle, et qu’il est bien malheureux qu’on ait inventé l’imprimerie.

Ceux-là, nous le répétons, ce sont les esprits forts d’à présent, ce sont les individus éminens, les illustres ennemis de la presse, ce n’est pas le fonds commun du grand public. Le public ordinaire fait cercle autour d’eux; on les écoute, on ne les interrompt pas; on les trouve éloquens, on les tient pour capables. On ne se sent pas néanmoins à la hauteur de ces doctrines imposantes, et il est trop clair qu’elles ne paraîtraient point au grand jour avec cet audacieux aplomb, si les excentricités révolutionnaires ne provoquaient,