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volonté et de l’esprit de l’homme. Il est essentiellement empirique, c’est-à-dire qu’il sépare les effets de leurs causes, et qu’il croit pouvoir se servir des effets ou les détruire sans remonter à ces causes et sans les connaître. Le révolutionnaire, c’est M. Proudhon, par exemple, qui dépense en stériles systématisations beaucoup de science, un remarquable esprit d’observation, une grande verve et des dons naturels qui le rendaient capable de choses meilleures : M. Proudbon est maître en l’art d’irriter tous les partis, et ses coreligionnaires encore plus que tous les autres. Plaignez-le plutôt, plaignez tous les efforts qu’il a faits, toutes les peines qu’il s’est données, pour arracher de son esprit toute espèce d’idéal, pour arriver à ne plus croire qu’aux faits. Le secret de ces contradictions, de ces réfutations qu’il s’épargne si peu à lui-même, de ces soufflets qu’il applique à ses propres théories et qui ont tant étonné et diverti les contemporains, est là et non pas ailleurs. Cet homme a voulu s’identifier complètement avec l’esprit de son époque, et il s’est tourmenté, mutilé; il a fait subira sa pensée plus que les opérations de Procuste : il lui a fait subir toutes les opérations de cette industrie dont il s’est tant inquiété, qu’il a tant bénie et tant maudite, tant insultée et tant flattée; il a rétréci sa pensée, et il l’a rendue élastique; il l’a fait passer par toutes les fournaises, pressée, foulée, brisée ; il l’a soumise à l’action et à la réaction de tous les acides. Quelle usine il a osé faire de son ame! « Lecteur, dit-il dans un de ses livres, pour mieux assurer ton jugement, je voudrais te rendre insensible à la pitié, supérieur à la vertu, indifférent au bonheur. » Cette mutilation qu’il conseille à l’homme, cette mutilation immorale, il l’a accomplie sur lui-même autant qu’il était en lui; ces tourmens et ces tortures intellectuelles sont visibles, et le grand art, l’hypocrisie suprême de cet esprit qui en a de tant de sortes, ont été de déguiser ses doutes sous un faux air d’indifférence jouée et de dédain menteur. Il est facile de voir que l’idée de Providence dont il s’est tant gaussé L’inquiète fort, et que toutes ses impiétés et tous ses blasphèmes sont autant de farces grossières. Il n’avait point besoin d’invoquer l’ironie et d’en faire sa déesse pour que celui qui sait lire découvrît le but secret de tous ces feints sarcasmes, enfans de l’orgueil qui cache son ignorance. Regardez bien au fond des écrits de cet homme bizarre, et sous ce voile épais brodé d’ironie et de blasphèmes, d’impiété et d’épi- grammes, sous cette verve gauloise gâtée par l’esprit du siècle, sous cette nerveuse dialectique embrouillée de germanismes, sous cet amour exclusif en apparence pour les faits matériels et économiques, pour le 3 pour 100, pour les banques foncières et la réciprocité des échanges, sous cette enveloppe joviale, rebondie, réjouie et matériellement florissante, vous trouverez, savez-vous qui? le dernier des byroniens, j’entends par là le dernier des tourmenteurs d’eux-mêmes.