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siècles plus tard, le duc de Saint-Simon tenait aussi en haute estime « l’art de mener une dame et de figurer avec honneur. » Tous deux se seraient donc entendus sur ce point, avec cette différence pourtant, que l’un croyait nécessaire d’engager les gentilshommes de son temps à s’interdire « les culbutes et la danse sur la corde tendue, » et que l’autre eût sans doute jugé superflu d’adresser un semblable conseil aux seigneurs de la cour de Louis XIV.

Un mot qui revient à chaque instant sous la plume de ce précurseur de Chesterfield, la grâce, suffit pour caractériser le livre de Castiglione et en résumer tous les préceptes; la grâce, c’est en effet la qualité principale de cet ouvrage où se reflètent si délicatement la physionomie de la cour d’Urbin à cette époque et les traits de quelques-uns des personnages qui y tenaient le premier rang. En s’adjoignant Bembo, Octavien et Frédéric Fregoso, Julien de Médicis et plusieurs autres amis de Guidobaldo, qui, chacun à leur tour, débattent la question et viennent, comme les fées des contes, douer de tous les dons l’être en faveur duquel on les consulte, Castiglione nous montre les hommes les plus compétens en pareille matière et les plus capables de justifier leurs théories par la pratique. Courtisans achevés, ils laissaient bien loin derrière eux les graves docteurs qui les avaient précédés dans ce palais d’Urbin, où les discussions philosophiques étaient encore à l’ordre du jour, mais où la liberté de la pensée et la recherche de l’agrément remplaçaient, dans les entretiens comme dans les écrits, l’intolérance des principes et les formes d’une argumentation scolastique. « Après souper, dit Castiglione, on se réunissait dans l’appartement de la duchesse; tantôt la musique et la danse remplissaient la soirée, tantôt on soulevait des questions intéressantes, ou bien on choisissait à tour de rôle quelque jeu qui pût fournir aux assistans l’occasion d’exprimer leurs sentimens secrets... Nous prenions à ces divertissemens un plaisir extrême, parce que les plus nobles seigneurs et les beaux-esprits les plus fameux de toute l’Italie se trouvaient alors rassemblés à Urbin... » Un jour où la compagnie est en quête d’un amusement nouveau, quelqu’un propose de travailler de concert à la définition d’un parfait courtisan. Tous aussitôt d’entrer dans ce dessein : chacun donne son opinion; on contredit ou on soutient celle qui vient de se produire; on se laisse aller de temps en temps aux digressions et aux récits d’anecdotes; de là une conversation pleine de sens, d’abandon, de mouvement, que Castiglione se charge de résumer, à peu près comme Molière se suppose le secrétaire des gens qu’il a mis en scène dans la Critique de l’Ecole des Femmes.

À ce groupe de lettrés se mêlaient quelques dames qui partageaient avec la duchesse le soin de présider le cercle et qui y faisaient admirer les grâces de leur esprit autant que l’étendue de leur érudition.