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sa pensée. Ce bonheur, que j’appelle rare, n’appartient en effet qu’aux intelligences habituées à réagir par la réflexion contre les impressions qu’elles reçoivent. Les esprits d’une trempe vigoureuse étudient et comparent les monumens du génie humain sans jamais voir dans l’œuvre la plus parfaite le type immuable des œuvres futures. C’est la seule manière de comprendre l’histoire que la raison puisse avouer, la seule vraiment féconde et salutaire. Vouloir que la peinture religieuse commence à Giotto et finisse à fra Angelico est un caprice de pédantisme bon tout au plus à nous égayer, et qui ne mérite pas les honneurs de la discussion. Affirmer que les plus belles madones de Raphaël, depuis celle de Foligno jusqu’à celle du palais Pitti, sont purement païennes, c’est méconnaître la loi suprême de l’art, l’expression de la beauté. Proscrire les œuvres de Michel-Ange comme la source unique du mauvais goût qui s’est répandu en Italie après la mort de cet artiste immortel, c’est exagérer follement le danger que présente l’imitation des génies singuliers. À ce compte, ne serait-il pas permis de proscrire Eschyle aussi bien que Shakspeare? Les Perses et les Euménides, la Tempête et les Joyeuses commères de Windsor, ne sont pas des œuvres moins dangereuses que le Jugement dernier de la chapelle Sixtine. M. Gleyre, doué d’un rare bon sens, ne s’est associé à aucune de ces doctrines exclusives. Tout en respectant la naïveté de Giotto, la ferveur de fra Giovanni, il reconnaît cependant la supériorité esthétique de Raphaël, et n’entend jamais sans sourire parler du caractère païen de ses madones. Tout en reconnaissant que Michel-Ange a plus d’une fois blessé le goût dans ses œuvres les plus savantes, et que le costume du Moïse de Saint-Pierre-aux-Liens n’est pas précisément un modèle de vérité, il lève volontiers les épaules quand il entend accuser l’illustre Florentin d’avoir inauguré la décadence. En un mot, il comprend toutes les évolutions du génie italien, et c’est parce qu’il les comprend toutes qu’il n’y a dans ses jugemens rien d’étroit, rien d’exclusif.

L’Italie n’avait pas épuisé sa curiosité. Après avoir contemplé à loisir les œuvres les plus glorieuses du génie humain, il voulut contempler dans toute leur splendeur les merveilles de la création sous le ciel de l’Egypte et de la Grèce. Son éducation esthétique était désormais complète : il avait appris dans le commerce familier des maîtres les plus habiles tout ce que l’Italie pouvait lui révéler; et cependant, avant de mettre à profit les leçons qu’il venait de recevoir, il sentait le besoin de poursuivre sa rêverie et sa méditation en face d’une nature plus riche, plus éclatante que la nature italienne. Il a pleinement contenté son envie, et tous ceux qui ont pu voir les nombreuses études qu’il a rapportées d’Orient s’accordent à dire qu’il a bien employé son temps. L’Egypte, l’Abyssinie, la Syrie, la Grèce, la Turquie ont tour à tour exercé son crayon et son pinceau. Monumens, paysages, costumes,