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lecteur puisse apprécier la manière de M. Gogol, je prends au hasard un chapitre des Ames mortes et j’en traduis quelques pages.

Tchitchikof, surpris la nuit par un orage et égaré par son cocher ivre, est forcé de demander l’hospitalité dans une maison appartenant à une vieille dame veuve nommée Korobotchka, qui fait valoir elle-même et qui ne s’entend pas mal aux affaires. Malgré l’heure avancée, il est bien reçu ; on lui fait un lit haut comme une montagne dans la meilleure pièce de la maison. Mme Korohotchka, en lui souhaitant le bonsoir, lui demande s’il n’est pas dans l’habitude de se faire frotter la plante des pieds par une servante pour s’endormir. — Défunt mon mari, dit-elle, ne pouvait fermer l’œil sans cela.

Je passe la description du lit, de la chambre, du déjeuner qu’on apporte le lendemain matin. M. Gogol a mesuré la glace ; il dit la grandeur et le sujet des estampes, la couleur du papier de tenture. J’arrive tout de suite à la discussion entre l’aventurier et son hôtesse au sujet des âmes mortes.

« — Vous avez là une jolie propriété, petite mère[1]. Combien de paysans ?

« — De paysans, mon petit père, dans les environs de quatre-vingts ; mais, mon Dieu ! que les temps sont durs ! L’année dernière, nous avons eu une récolte si mauvaise ! que le bon Dieu ait pitié de nous !

« — Pourtant vos hommes ont l’air de gaillards solides, les chaumières ont bonne façon ;… mais permettez-moi de vous demander à qui j’ai l’honneur de parler ?… Je suis si distrait ! Arrivé au milieu de la nuit…

« — Mme Korobotchka. Feu mon mari était secrétaire de collège.

« — Très humble serviteur ; et votre nom est celui de M. votre père[2] ?

« — Nastasie Petrovna.

« — Nastasie Petrovna, beau nom ! Moi, j’ai une tante, sœur de ma mère, qui s’appelle Nastasie Petrovna.

— Et vous, monsieur ? vous êtes bien… comme cela… assesseur ?

« — Non, ma petite mère, répondit Tchitchikof en souriant. Je ne suis pas assesseur ; nous voyageons pour nos petites affaires.

« — Ah ! alors vous venez pour des achats ? Oh ! que je suis fâchée d’avoir vendu mon miel à des marchands, et si bon marché encore ! Je suis sûre qu’avec vous nous nous en serions bien arrangés.

« — Non pas. Je ne fais pas dans les miels.

« — Dans quoi donc ? Les chanvres peut-être. Ma foi, je n’en ai pas gros à cette heure. Du demi-poud en tout.

  1. Matouchka, batiouchka, petite mère, petit père, façons de parler un peu familières, mais très usitées.
  2. On ne dit guère en Russie monsieur ou madame. L’usage est, en parlant à quelqu’un, de l’appeler par son nom de baptême, suivi du nom de baptême de son père, dont on fait un adjectif en ajoutant vitch pour les hommes, vna pour les femmes. Anastasia Petrovna, Anastasie, fille de Pierre. Le terminatif vitch s’applique à un gentilhomme ; of, ef, après un nom de baptême, est un indice de roture. Alexei Alexeievitch, Alexis, fils d’Alexis, est un nom noble, Alexei Alexeief un nom de paysan.