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mensonges, il tranche de l’homme d’importance et laisse entendre que rien ne se fait au ministère qu’il n’ait donné son avis. Malgré quelques exagérations qui sentent un peu la parade italienne, cette scène est la plus franchement gaie de la comédie ; elle rappelle pour la verve la fameuse scène du Henri IV de Shakspeare, où Falstaf raconte ses prouesses contre des voleurs habillés de bougran, qui, dans l’enthousiasme du récit, augmentent de nombre à chaque nouveau détail.


(Un salon chez le gouverneur. KHLESTAKOF, LE GOUVERNEUR, ANNA ANDREIEVNA, femme du gouverneur, MARIA ANTONOVNA, sa fille, LES EMPLOYÉS.)

« Le gouverneur. — Permettez-moi de vous présenter ma famille, ma femme et ma fille.

« Khlestakof. — C’est un grand bonheur pour moi, madame, d’avoir celui de vous voir dans votre famille.

« Anna Andreievna. — C’en est un bien plus grand pour nous de voir une personne si distinguée.

« Khlestakof. — Pardonnez-moi, madame, tout le bonheur est pour moi.

« Anna. — Vous êtes trop aimable, monsieur. Prenez donc la peine de vous asseoir.

« Khlestakof. — C’est déjà assez de bonheur, madame, d’être debout auprès de vous… Mais, puisque vous l’exigez… je m’asseois. C’est un grand bonheur pour moi, madame, d’être assis auprès de vous.

« Anna. — Pardonnez-moi, monsieur, je n’ai pas la vanité de croire… Je pense, monsieur, que venant de quitter la capitale, cette petite excursion vous a paru bien… monotone.

« Khlestakof, mêlant du français à son russe. — Monotone, c’est le mot. Voyez-vous, habitué à vivre dans le grand monde… et se trouver tout d’un coup sur une grande route… de sales auberges… de la grossièreté… de mauvaises façons… Si l’on ne faisait pas de temps en temps des rencontres comme celle-ci… Oh ! cela dédommage de tout. (Il prend des attitudes.)

« Anna. — En effet, comme ce doit être désagréable pour un homme comme vous !

« Khlestakof. — Pardon, madame ; rien de plus agréable que ce moment-ci.

« Anna. — Oh ! vous me faites trop d’honneur. Je ne le mérite pas.

« Khlestakof. — Comment donc, madame, vous ne le méritez pas ! Vous le méritez.

« Anna. — Je vis dans la solitude de la campagne…

« Khlestakof. — Oui, mais la campagne a ses collines, ses ruisseaux… C’est vrai qu’après tout, cela ne vaut pas Pétersbourg. Ah ! Pétersbourg ! C’est là qu’on vit. Vous croyez peut-être que je suis tout bonnement expéditionnaire dans un bureau. Non, le chef de division est avec moi dans les meilleurs termes. Il me frappe sur l’épaule et me dit : Allons, mon brave, dines-tu avec moi ? Je vais au bureau pour deux minutes seulement, pour dire : — Ça comme ça, et ça comme ça. Il y a un employé pour les écritures, un pilier de bureau ; avec sa plume, il écrit, tr, tr, tr… On voudrait bien me faire assesseur de