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fait matériel de l’habitation en un même logis ; le nœud moral fait défaut. La femme n’a pas le rôle qui devrait lui appartenir ; elle est le plus souvent considérée moins comme une compagne que comme une servante et traitée avec rudesse. Cet assujettissement tient peut-être à ce que le travail des fabriques, détournant les femmes de leur mission naturelle comme épouses et comme mères, a fait d’elles un simple rouage dans le mécanisme de la production industrielle. Il vient plus sûrement encore de la précoce démoralisation des filles, qui éteint d’avance le respect que devrait obtenir l’épouse. D’assez fréquens exemples de concubinage propagent d’ailleurs des habitudes funestes pour les sentimens de famille. On voit quelquefois un homme, après avoir vécu trois ou quatre ans avec une femme, l’abandonner avec plusieurs enfans pour aller vivre auprès d’une autre qu’il délaissera plus tard à son tour. Exceptionnels comme ils sont, on pourrait ne pas tenir compte de ces faits dans une appréciation générale ; mais on est forcé de les relever, parce que, loin d’exciter parmi les autres ouvriers le scandale et la réprobation, ils sont l’objet d’une indifférence qui serait à elle seule un signe de l’affaiblissement du sens moral. Par un singulier contraste, l’honnêteté trop souvent absente des mœurs se retrouve ici dans les autres relations de la vie. On tient à honneur de ne faire tort à personne, et la répulsion qu’excite le vol n’a rien perdu de sa puissance.

Les ouvriers rouennais sont en général peu éclairés. Parmi les adultes, la moitié à peine sait lire et écrire. En 1848, au moment où les ateliers étaient inactifs, on avait dû réunir dans de vastes salles qui tenaient à la fois de l’école et de l’ouvroir plusieurs centaines de jeunes filles de douze à seize ans ; c’est à peine si dix sur cent avaient reçu quelques élémens d’instruction primaire ; ces jeunes filles ne savaient pas même coudre, et la plupart avaient déjà pris les habitudes du vice. L’éducation religieuse est tout aussi incomplète, non qu’il n’y ait pas dans les masses un certain fonds de religion qui semble vouloir se ranimer un peu ; mais, jusqu’à ces derniers temps, ce fonds inculte n’a porté que fort peu de fruits.

Dans la vie matérielle, les habitudes de famille ne se présentent pas sous de meilleurs aspects. Les logemens sont mal tenus, les soins les plus vulgaires de propreté fréquemment négligés. On n’a qu’à parcourir les ruelles et les cours du fameux quartier Martainville : on verra combien l’incurie des habitans ajoute aux causes d’insalubrité qui s’y rencontrent. En face de la misère qui engendre l’abandon de soi-même, il serait cruel d’adresser ici des reproches trop sévères à la partie la plus pauvre de la population. On doit pourtant signaler ce trait-là dans le tableau des habitudes populaires. Les villages voisins de Rouen, où les conditions extérieures sont plus favorables, n’offrent pas sous ce