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A une autre extrémité du département de l’Orne, dans le district industriel de l’Aigle, qui empiète un peu sur le département de l’Eure, on voit s’accumuler les contrastes. D’abord il ne s’agit plus ici d’une seule fabrication, mais d’une foule d’industries très différentes. Tantôt le travail est abandonné aux femmes, comme la ganterie de peau, qui en occupe au moins douze mille; tantôt il emploie tous les membres d’une famille, comme la fabrication des épingles des cantons de Verneuil et de Rugles; d’autres fois enfin, il exige la force musculaire des hommes, comme les ouvrages de ferronnerie du canton de Breteuil. De plus, toutes ces industries sont très rapprochées de diverses grandes manufactures. Les ouvriers à domicile vivent en quelque sorte au milieu des ouvriers en atelier. L’originalité des caractères en devient moins vive et moins tranchée. Des impulsions en sens divers ont un peu affaibli les traits distinctifs des physionomies. La constance dans un labeur souvent assez ingrat forme néanmoins un signe commun à tous les travailleurs à domicile dans cette région. Les journées commencent de grand matin et finissent fort tard. Les ferronniers allument leur forge long-temps avant le lever du soleil; les épingliers restent à la besogne au moins quatorze à quinze heures. La fabrication des épingles comprend une série d’opérations appropriées à tous les âges; mais, simple et d’exécution facile, chaque partie du travail est peu rétribuée[1]. Cependant, comme le gain des vieillards et des plus jeunes enfans s’additionne avec celui des adultes, la somme suffit aux besoins des familles, dont les habitudes sont extrêmement frugales. S’il se produit des écarts de conduite, c’est le dimanche, au cabaret, comme à Flers. Les ouvriers qui manient le fer, depuis ceux qui fabriquent les aiguilles et les épingles jusqu’à ceux qui façonnent les articles de grosse taillanderie, ont de plus une fête patronale pompeusement célébrée à l’Aigle, celle de Saint-Éloi, qui est une occasion d’amusemens désordonnés. Les travailleurs des autres industries se mettent aussi, depuis quelques années, à prendre leur part de cette solennité. Un tel mélange contribue à accroître le désordre. Au demeurant, si on les envisage à part, sous leur toit champêtre, les ouvriers des environs de l’Aigle sont calmes, simples et amis du foyer domestique.

Que le régime du travail à domicile présente, au point de vue moral, des avantages sur le régime du travail en fabrique, il n’est pas

  1. Voici quelques exemples des prix habituels : l’opération appelée l’entêtement des épingles, et qui consiste à mettre les têtes, est payée de 50 à 75 centimes les 12,000; or l’entêtement exige trois ou quatre mouvemens du corps dans lesquels non-seulement la main joue un rôle, mais aussi le pied droit, pour faire mouvoir un marteau à l’aide d’une petite poulie. Le boutage, c’est-à-dire l’arrangement des épingles sur le papier piqué à l’avance, coûte au fabricant de 25 à 30 centimes les 12,000.