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pensée russe sur elle-même. L’ardent génie de Lermontoff personnifia le premier cette double tendance de l’école de Pouchkine, qui devait trouver son dernier représentant dans un jeune poète contemporain, M. Apollon Maïkoff. Quand, vers la fin de sa vie, Pouchkine, dont le talent s’était mûri par l’étude et l’expérience, voulut ramener la littérature à des voies plus larges et plus calmes, il n’était déjà plus temps, et une foule de jeunes esprits reproduisaient à l’envi les pages emphatiques de ses premiers poèmes, sans tenir compte des parties vraiment durables de ses écrits. Il devait appartenir à une autre génération de compléter, en la corrigeant, la pensée de Pouchkine, et c’est à cette tâche délicate que se consacrent encore en ce moment les écrivains les plus distingués de la Russie. Mais comment se déclara cette curieuse réaction? Comment se continue-t-elle ? Ce sont là deux questions qui se lient étroitement au sujet même de cette étude.


I.

Le mouvement littéraire commencé par Pouchkine avait été secondé dans sa tendance exclusivement nationale par une puissante influence, celle du gouvernement. Dès son avènement au trône, où il n’était monté qu’en traversant une insurrection armée, l’empereur Nicolas avait compris que, pour préserver son pays des influences révolutionnaires, il fallait rappeler la Russie à elle-même, rajeunir, si l’on peut ainsi dire, son principe social en le retrempant aux sources mêmes de la nationalité moscovite, et relier à ce principe, ainsi renouvelé, les forces vives du pays, qui tendaient à se diviser et commençaient à s’affaiblir. Il travailla à régulariser, à pousser vers un centre commun l’activité publique; ce fut vers ce centre que tout dut aboutir, ce fut de là que tout dut émaner. Il ne craignit point de déranger quelques habitudes, de contrarier quelques opinions. Les classes élevées, qui depuis si long-temps avaient les yeux tournés vers la France ou l’Angleterre, avaient presque oublié qu’elles étaient russes; de là entre elles et le peuple un vide qu’il était urgent de combler. En idéalisant la vieille Russie, en dramatisant ses traditions populaires, Pouchkine ranima dans l’aristocratie russe cette vie nationale qu’avaient jusqu’alors comprimée les influences étrangères. Il servit ainsi la politique ferme et prévoyante qui préparait le rapprochement des diverses classes de la société russe; mais les écarts de cette ardente imagination, et surtout de son école, ne tardèrent pas à rompre cet accord qui existait entre le mouvement littéraire et le mouvement politique. Pour le rétablir, il fallut, nous venons de le dire, qu’une autre école se formât, exclusivement préoccupée du soin d’observer et d’analyser la société russe, de recueillir et de mettre en lumière tous les élémens d’indépendance et d’originalité que l’imitation des sociétés occidentales y avait laissé