Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 12.djvu/788

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

On conçoit dès-lors qu’un écrivain sincèrement épris de son art (et c’est là assurément un des traits caractéristiques de M. Janin) ait été amené de cette sérieuse page du XVIIe siècle à cette frivole paire du XVIIIe. On conçoit qu’en achevant cette riche moisson de la Religieuse de Toulouse, il ait trouvé à y cueillir, comme regain, cette fantasque églogue des Gaietés champêtres, qui n’est ni très champêtre, ni très gaie. Ce serait, selon nous, se montrer injuste envers ce livre bizarre que de s’y trop arrêter au côté futile, chatoyant, à la huile de savon se teignant tour à four des mille reflets du matin, au jeu brillant, capricieux, familier, de cet esprit que rien ne lasse et qui demande à sa plume ce que Liszt ou Henri Herz demandent à leur clavier. Ce qu’il faut savoir trouver à travers le capricieux dédale, ce qui rattache ces ingénieux pastels à tout notre passé, à l’histoire d’hier, hélas ! et à celle de demain, c’est l’idée de ruine prochaine, d’inévitable destruction qui se mêle à ces fêtes, à ces vices, à ces folies : c’est le présage funèbre, la note sinistre, jetée çà et là au milieu de ces mélodies joyeuses : c’est le point noir qu’on voit apparaître et grossir à l’horizon, pendant qu’une génération imprévoyante rit et danse, en habit de gala, dans un paysage vert-pomme, et se joue à elle-même une immense pastorale où, malgré Florian, les loups vont bientôt venir.

Est-il possible d’analyser ces Gaietés champêtres ? L’essayer ressemblerait presque à une malice. Dans une pareille œuvre, le tissu n’est rien, la broderie est tout. Deux personnages, ou plutôt deux fantaisies, Eugène et Louison, Eugène de Jadis, Louison d’Aujourd’hui, échappent, un matin de printemps, l’un à l’étude de son procureur, l’autre à l’arrière-boutique de son père. Les voilà qui s’en vont bras-dessus bras-dessous à travers champs, demandant un abri pour leurs amours et livrant aux tièdes haleines de mai leur jeunesse et leur chanson ; ce qu’ils rencontrent en chemin, l’auteur nous le dira, et leur odyssée sera tout le roman. Encore une fois, ce roman pourrait tenir dans une page ; mais ce qui lui sert de cadre, c’est le XVIIIe siècle tout entier, champêtre ou mondain, financier ou grand seigneur, spirituel, goguenard, dépravé, libertin, tel qu’il s’est peint lui-même dans ses livres, dans ses tableaux, dans ses mémoires, dans ses modes, dans ses héros, dans ses idoles, dans tout ce qu’il a aimé, chanté, bafoué, créé, démoli : M. Janin s’est fait notre cicérone à travers toutes ces grâces mignardes et corruptrices. Peut-être a-t-il apporté à cette tâche un peu trop de science et de zèle, peut-être eût-il dû nous épargner quelques détails dont la crudité nous blesse ; mais ce qui atténue l’inconvénient et le péril, c’est que l’idée dominante du livre ne se dérobe jamais tout entière sous ce fard et sous cette gaze ; c’est que dans ces peintures, dont les premiers plans rappellent Watteau, les fonds et le ciel rappellent Martin. Dans le second volume surtout, qui est de beaucoup le plus remarquable, on voit se révéler cette double inspiration de l’écrivain : ici, quelque chose de pareil au Départ pour Cythère, aux amours de Boucher, aux galanteries de trumeau et de boudoir ; là, quelque chose de semblable à une vision apocalyptique, au Mane, Thecel, Pharès, à un pressentiment de fin du monde. À dater de cette seconde partie, on cesse de s’impatienter des digressions et des méandres. On se sent saisi d’une émotion singulière, indéfinissable, quelquefois voisine du vertige, comme si l’on assistait à une ronde du sabbat, à demi infernale, à demi humaine, où de frais visages s’entremêleraient avec des formes fantastiques, et qui peu à peu finirait