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carène, l’épais tissu ligneux qui remplace les voiles, les lanternes aux écailles de placunes, les sabords à peine assez larges pour livrer passage à la volée des grossiers canons de fonte, tout étonne et confond dans ce bizarre assemblage, monument incontestable de l’étrange entêtement des Chinois, curieux spécimen de l’enfance de la navigation. Les grandes jonques de commerce qui visitent annuellement les ports de Singapore et de Batavia, de Bang-kok dans le royaume de Siam, ne diffèrent en rien de ces jonques de guerre. On a peine à comprendre que de pareils navires puissent accomplir d’aussi longues traversées; mais la nature complaisante s’est chargée de résoudre ce problème. Ces jonques incapables de lutter contre les vents contraires, une mousson les emporte, une autre mousson les ramène. Arrivées près des côtes, si la brise cesse de les favoriser, elles attendent patiemment le secours de la marée, et le courant les entraîne avec les algues qui flottent à la surface, avec les troncs d’arbre qui s’en vont en dérive. Les mêmes charpentiers qui ont osé façonner ces arches grossières ont fait descendre des chantiers de Wampoa les rapides cutters, les légers schooners qui sillonnent la rivière sous les couleurs anglaises ou sous celles des États-Unis. Ce sont eux qui ont construit ces bateaux mandarins, agiles galères qu’on voit fendre l’onde sous les coups pressés de quarante avirons. Comment ces mains industrieuses n’ont-elles point imité les navires des barbares si souvent mesurés par les employés du hoppo[1]? Les rites qui protègent la vieille civilisation chinoise, l’obstination routinière commune à toutes les populations maritimes, n’ont pas permis ce premier progrès qui eût ouvert la porte à de plus importantes réformes. Les constructeurs qui depuis vingt siècles ont rejoint dans la tombe les vieux architectes des trirèmes pourraient donc reconnaître encore dans les jonques du Céleste Empire les modèles légués par leur génie aux races futures.

Le passage du Bogue n’a pas un kilomètre de large. Bien qu’il existe un canal moins étroit à l’ouest des îlots de Wan-tong, ce double goulet, défendu par des feux bien dirigés, ne serait point impunément franchi par une escadre. Il ne suffit pas malheureusement de braquer des canons sur une passe pour en interdire l’approche, il faut aussi que des bras exercés soient prêts à manier ces terribles instrumens de destruction. Pour éloigner les barbares des eaux intérieures, les Chinois ont pensé qu’il suffisait de les intimider. Rien ne leur a coûté pour atteindre ce but, ni la pierre, ni la fonte. Après avoir érigé des batteries sur tous les sommets, sur toutes les pointes qui en pouvaient recevoir, ils ont, au pied des collines d’Anung-hoy, élevé de massives murailles dont le courant du fleuve vient laver les solides

  1. Le chef des douanes chinoises.