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révolution, et que Napoléon a employés pour reconstruire la société qu’ils avaient abattue, faisant servir ainsi (c’est là son grand coup de génie) à la gloire de la civilisation les instrumens même de la barbarie et de la destruction. Quant aux principes qui font l’homme civilisé, ils n’existent plus, et les hommes de cette époque qui peuvent se dire civilisés ne le sont plus qu’extérieurement, par l’affaiblissement de leurs passions plutôt que par la douceur de leurs mœurs, par un caractère émoussé qui les rend incapables du mal, mais aussi du bien, par un certain sybaritisme moral qui leur fait détester les excès et la vue du sang, mais qui les rend par cela même incapables de résistance ; car savez-vous comment se défendaient ceux qui avaient le plus d’intérêt à la conservation ? Lors de la fuite du roi à Varennes, une visite domiciliaire fut opérée chez Mallet Dupan ; ses papiers furent mis sous les scellés, et lui-même dut pendant quelque temps se cacher pour éviter les violences. Pendant deux mois, Mallet suspendit sa collaboration au Mercure, dont il rédigeait la partie politique. Certains abonnés du Mercure, gens d’ordre selon toute apparence, se plaignirent enfin du silence forcé de Mallet et l’accusèrent de désertion. Mallet répondit par une page pleine de dignité et qu’il faut citer tout entière, car elle apporte avec elle son enseignement. « En renouvelant, dit-il, le témoignage de ma reconnaissance à ceux qui ont accompagné leurs plaintes de marques touchantes d’intérêt et d’attachement, j’exprimerai ma surprise du calcul singulier de quelques-uns. Ils paraissent considérer un auteur dans les conjonctures où nous sommes comme un serviteur qu’ils ont chargé de défendre leurs opinions, et qui doit monter à la tranchée pendant qu’ils dorment ou se divertissent. Ils trouvent commode qu’un homme s’occupe tous les huit jours, au risque de sa vie, de sa liberté, de ses propriétés, de leur faire lire quelques pages qui amusent leurs passions durant l’heure du chocolat, et ils regardent comme un devoir, comme une dette, qu’on s’immole à leur incurie et à leurs ridicules illusions. Ces messieurs ont cherché à me prouver avec humeur que je ne pouvais me permettre aucun relâche, que mon intrépidité devait suppléer à la leur, et que, fort de l’approche des contre-révolutionnaires, il m’était facile de me dévouer au salut public. Voilà certes de plaisans conseils et de plaisantes sûretés. Je répondrai à ces égoïstes que la mesure de mon courage, fixée par la raison ou par le sentiment, ne le sera jamais par les forfanteries des têtes exaltées, qui, sans mettre un écu ni une goutte de sang dans la balance des dangers, sont des Euménides pour y précipiter les autres et des puissances mortes pour les en tirer. »

Aujourd’hui encore nous avons de ces vigoureux champions de l’ordre, et la race de ces conservateurs-là n’est pas perdue. Ce que nous tenions à constater, c’est qu’elle a commencé à ce moment-là, c’est qu’elle date de la fin du XVIIIe siècle. On a vu dans tous les siècles de