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dans sa manière de sentir et de juger, ce qui peut littérairement offrir du piquant et de l’intérêt, mais s’accorde mal avec certains sentimens d’équité et de modération affectés au moins par le goût moderne. L’esprit démocratique, à qui sa rudesse ne déplairait pas, ne saurait s’accommoder de ses idées, qui sont toutes anglaises et peu en harmonie avec les nouveautés de ce temps-ci. S’il a soutenu que le roi, pour n’être pas responsable, n’était pas moralement inviolable, et que la presse pouvait discuter ses sentimens et ses actes, il n’en était pas moins partisan systématique de la monarchie limitée, et il prend soin de se distinguer des républicains, sur lesquels il s’appuie et que fréquentait Wilkes, sans se confondre avec eux. Junius n’est même qu’un réformiste très modéré. Il veut arrêter l’accroissement du pouvoir du parlement, l’abus de ses privilèges, le contenir par la loi et l’opinion, plus encore que le purifier dans son origine et le renouveler dans sa composition. Seulement il se déclare avec lord Chatham pour les parlemens triennaux ; mais il est si peu avancé dans ses plans de réforme électorale, qu’il conteste aux deux chambres le droit de supprimer les bourgs pourris, sur ce fondement que le constitué ne peut dépouiller ses constituans. L’omnipotence parlementaire lui paraît une formule de tyrannie. Il a plus de haine pour les dépositaires du pouvoir que pour le pouvoir lui-même. Impitoyable pour les actes du gouvernement, il respecte ses droits. J’ai déjà dit, par exemple, qu’en reconnaissant les abus de la presse des matelots, il n’hésite pas à maintenir dans les mains de l’état, au nom de l’intérêt public, ce moyen assez tyrannique de recruter sa marine. On sait également qu’il ne se montra jamais touché des griefs des Américains ; leurs pensées d’indépendance ne trouvèrent en lui qu’un censeur. Dans aucun temps, il n’accorda que le parlement britannique n’eût pas le droit de les soumettre à l’impôt, comme tous les autres sujets du roi. Il défend constamment, sur ce point, la politique absolue de Grenville contre la politique plus complaisante de Shelburne, de Chatham, et même de Conway. Il demeura fidèle en cela à l’opinion ou, si l’on veut, au préjugé populaire.

Mais, si Junius ne peut être cité comme une autorité politique, si ses vues dépassent rarement le cercle des affaires de son temps, l’écrivain, dans tous les temps, est digne d’admiration, et celle qu’il inspire aux Anglais doit être respectée, sinon ressentie tout entière, par un critique étranger.

Il nous est impossible de juger de la correction du style de Junius, mais non d’en apercevoir l’élégance étudiée. Il manque de naturel, de facilité, de grâce ; mais le mouvement, la force, le nerf, sont des qualités précieuses et rares chez un improvisateur. Chez lui, l’art est visible, le travail manifeste ; mais la vivacité n’y perd rien, et si l’effet est