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premier, et cette opposition, vivement saisie, personnifiée dans deux types profondément comiques, devint l’ame d’un roman intitulé le Tarantasse[1], tableau de mœurs singulièrement fidèle, où revit dans toutes ses nuances la physionomie de la Russie contemporaine.

Le sujet du Tarantasse n’est rien autre que la relation d’un voyage à travers la Russie fait dans le lourd véhicule dont le nom sert de titre au roman. Ce voyage à travers la Russie raconté par un Russe est une odyssée aussi plaisante qu’instructive. Faisons d’abord connaissance avec les deux voyageurs. Le premier est un excellent provincial, gentilhomme campagnard, propriétaire terrien, homme d’âge et de sens, étranger à tout ce qui constitue les progrès modernes, dont les échos ne lui arrivent qu’affaiblis au fond de ses domaines, trouvant, à part lui, que les enfans ont tort de se croire plus d’esprit que leurs pères.

Et que le mieux toujours est l’ennemi du bien.


En un mot, Wassili Iwanovitch est doué à un très haut point de cette raison bourgeoise dont le Chrysale de Molière est un si admirable type; seulement, plus heureux que Chrysale, il vit à sa guise.

En regard de Wassili Iwanovitch, qui représente la vieille Russie, M. Solohoupe a placé un jeune homme fraîchement revenu d’un voyage dans l’Europe occidentale, d’où il rapporte, avec beaucoup de ridicules, un amour ardent de son pays. Il a fallu que ce jeune homme, Iwan Wassilievitch, visitât la France et l’Italie pour apprendre à aimer la Russie, qu’il voudrait pouvoir doter, à cette heure, de toutes les merveilles qui décorent la terre étrangère. D’ailleurs, esprit léger, à courte vue, heurtant follement son enthousiasme ridicule à toutes les déceptions de la route, se trouvant à chaque instant plus étranger dans sa propre patrie que ne le serait un Parisien, et finissant par s’incliner devant le simple bon sens de son excellent compagnon, — Iwan Wassilievitch est le type de cet engouement d’innovations qui règne dans la jeunesse moscovite, et qu’alimente sans cesse l’habitude des voyages en France ou en Angleterre, de plus en plus répandue en Russie.

Les Russes nourrissent généralement une grande passion pour les voyages, et cela se comprend. Rejetés à l’extrémité de l’Europe, d’où leur arrivent chaque jour les chefs-d’œuvre de l’industrie, de la mode et des arts, ils sont naturellement portés à s’éprendre des contrées qui leur envoient ces merveilles, et dont le prisme de l’éloignement grossit pour eux les attraits. Parmi les Russes qui franchissent la frontière de leur pays, il y a toutefois plus d’une distinction à faire. Tous ne sont pas mus par les mêmes sentimens, ni dirigés par le même esprit. Pour

  1. C’est le nom d’une sorte de voiture dont la caisse repose sur deux longues traverses de bois flexibles supportées par des essieux. On s’en sert habituellement dans l’intérieur de la Russie, et surtout dans les provinces méridionales.