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séparation. Il était pourtant facile de faire à chaque homme, à chaque chose leur juste part, les doctrines se trouvant, ainsi que nous l’avons observé, profondément diverses, et les événemens se chargeant d’ailleurs de nous aider dans le soin d’en préciser le caractère particulier. Un triple courant d’idées génératrices, à leur source brillamment personnifiées et depuis incarnées en des systèmes tour à tour dominans ou vaincus, naît du XVIIIe siècle et traverse le nôtre, fécondant sur son passage les esprits et déterminant l’éclosion des faits. Ici, la philosophie de la nature, la politique de la souveraineté du nombre, la chimère de l’égalité absolue, trouvent dans Rousseau un interprète passionné ; la convention et le comité de salut public tentent de réaliser cette philosophie « coups d’actes violens et de mesures oppressives, et nous la retrouvons au fond des projets du radicalisme, au sein de toute utopie socialiste. Là s’offre à nous le régime constitutionnel, régime de la liberté fondée sur le respect des institutions, de la hiérarchie des droits basée sur la justice, que Montesquieu, s’autorisant de la sagesse des siècles, préconise entre toutes les formes de gouvernement, que des hommes de prudent conseil s’efforcent en vain de faire triompher en 1789, et qui, adopté par le pays au lendemain de défaites écrasantes, lui a valu les trente-trois années les plus prospères et les plus tranquilles de sa longue existence. Enfin, un autre esprit anime encore le XVIIIe siècle, l’esprit de scepticisme à l’égard du passé et de confiance orgueilleuse dans la raison humaine, qui égara Voltaire foi superbe, génie dissolvant, qui agirent chez les législateurs de l’assemblée constituante, et qui, malgré tant d’épreuves funestes, vivent encore à l’heure qu’il est parmi une certaine bourgeoisie, toujours disposée à donner échec au pouvoir pour l’honneur de ses droits, et pour la preuve de sa force d’ame à railler les lois humaines et divines.

À côté des erreurs plus spécialement politiques, certains travers d’une nature mixte, et qui paraîtraient fort singuliers s’ils n’étaient si répandus, tiennent leur grande place au XVIIIe siècle. Je veux parler de la convoitise ardente des biens d’autrui se parant, suivant l’époque, des noms de justice ou de fraternité, de la recherche du bonheur humain considérée comme l’idéal social des nations modernes, de l’invocation constante par l’individu de l’état à titre de providence temporelle. Le germe de toutes ces folies, qui sont les nôtres, se trouvait chez nos pères, et M. Bungener excelle à nous le montrer. La réalisation du bonheur humain, objet avoué des utopies présentes, le XVIIIe siècle la poursuivit comme nous, dans tous les sens, sinon tout-à-fait par des voies pareilles. Le bon abbé de Saint-Pierre la plaçait dans l’adoption de son inoffensif projet de paix universelle ; Rousseau dans le retour de l’homme à je ne sais quelle simplicité primitive, fille de son imagination, mariée à de vagues souvenirs des républiques populaires de l’antiquité. Moins naïf d’esprit et plus délicat dans ses goûts, Voltaire, à l’exemple de Rabelais, le gai fondateur de l’abbaye de Thélèmes, se promettait, lui, l’Eldorado d’une société d’hommes éclairés, librement conduits par la raison, aussi en dehors de l’action des foules que du privilège exclusif de la naissance. « Nous aurons bientôt de nouveaux cieux et une nouvelle terre, écrivait-il à d’Alembert, j’entends pour les honnêtes gens, car, pour la canaille, le plus sot ciel et la plus sotte terre sont tout ce qu’il lui faut. » Mais qu’on se représente le bonheur sous les traits d’un épicuréisme élégant ou d’une mâle austérité, que, suivant la diversité du point de vue, on prêche