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REVUE. — CHRONIQUE.

soirées presque brillantes. Le célèbre ténor de l’Académie royale de musique, reparaissant dans cette partition de Lucia, dont le rôle principal fut écrit pour lui, autrefois, ne pouvait manquer d’éveiller toutes les sympathies du public auquel il présentait sa fille. Quinze ans d’efforts surhumains et de glorieux succès méritaient bien, en somme, l’empressement flatteur et les bravos qui ont accueilli Lucie et Rawenswood à leur entrée en scène, je ferais peut-être mieux de dire la débutante et son père, car l’illusion eût été quelque peu difficile à garder, et le mieux était d’en prendre ce soir-là son parti et de laisser les émotions du drame pour le tableau de famille. Mlle Caroline Duprez touche à peine à l’âge de Juliette, et tous les secrets que l’art du chant peut donner, sa voix délicate et flexible les possède déjà. C’est un mécanisme merveilleux, et qui, même dans le voisinage de Mme Sontag, trouve à briller. Que cet organe adolescent, singulièrement dressé aux vocalisations, ait faibli dans le pathétique du rôle, il n’y a là d’ailleurs rien qui doive étonner. On pouvait croire, après cette première épreuve, que le répertoire bouffe lui conviendrait mieux. Cependant, tout bien considéré, nous pensons que la gracieuse cantatrice fera bien, pour quelque temps du moins, de s’en tenir aux caractères où l’expression mélancolique domine. Dans le bouffe proprement dit, son inexpérience de la scène se trahit davantage, et aussi un certain accent de prononciation à la française, que le tour familier du récit et l’accompagnement plus découvert mettent en évidence. Le talent de Mlle Caroline Duprez, dans sa délicatesse élégante et fragile, ne saurait être qu’un objet de luxe pour un théâtre qui possède déjà Mme Sontag. Aujourd’hui comme hier, c’est la Semiramide et la Norma qui manque. Cette cantatrice indispensable et sans laquelle il faut désespérer du Théâtre-Italien, l’aurons-nous au moins l’année prochaine ? Plusieurs disent que oui et nomment Mme Stoltz ; qui, l’ex-reine de Chypre sur la scène des Malibran et des Grisi ? On y pense ! — Mais Mme Stoltz chantait faux horriblement. — C’est possible ; avouons aussi qu’elle avait une bien magnifique voix… comme M. Massol, une de ces voix qui ne chantent jamais, justement à cause de cette sonorité métallique dont la nature les a douées, à cause de cette magnificence où elles se complaisent, et qui fait leur gloire et leur néant. — Cependant, si Mme Stoltz avait entrepris en Italie des études sérieuses, si, laissant de côté ce mauvais clinquant de prima donna de province dont elle s’affublait à l’Opéra, cette voix d’un si beau timbre et d’une si dramatique allure s’était mise à modifier sa méthode et son goût, s’il était déjà convenu qu’une partition de Sardanapale signée d’un nom illustre dans la musique servirait à ses débuts… Une fois lancé sur le terrain des conjectures, on ne s’arrêterait plus, surtout lorsqu’il s’agit d’un théâtre aimé du monde parisien, d’un théâtre que vingt ans des plus beaux fastes ont acclimaté définitivement chez nous, et qui, pour peu qu’il sache ne point s’abandonner lui-même, se relèvera infailliblement de l’état de quasi-décadence où les événemens l’ont amené.

L’Opéra, remis à peine des grandes émotions de la mise en scène de l’Enfant prodigue, a donné, comme à l’improviste et entre deux débuts, un ballet pour Fanny Cerrito. Cette fois, c’est dans la vie réelle et très réelle que l’auteur a puisé l’idée de son thème chorégraphique. Il ne s’agit plus en effet de rêverie au clair de lune, de pâles willis menant leurs rondes vaporeuses à travers les clairières des grands bois de sapins. À ce petit monde aimable et gracieux de la fantaisie si ingénieusement inventé pour le ballet, un autre monde