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ou moins exagéré sur l’excellence de son dîner. Pepa se tenait près d’elle ; c’était une belle fille au teint blanc et frais, presque blonde. Elle fumait nonchalamment une cigarette en promenant autour d’elle ses grands yeux bleus ombragés de longs cils. Juancito, le petit garçon à la fronde, tournait autour de la table, se roulait sur nos couvertures, et goûtait sans façon dans nos verres le vin de Bordeaux que nous y versions. Quand on eut desservi, Mateo alla décrocher la guitare : « Señorita, dit-il à Pepa en la lui présentant, voici des seigneurs cavaliers qui seraient charmés de vous entendre ; de grâce, un petit romance, et ils vous tiendront pour la plus aimable fille — por la mas preciosa niña — de la province. »

Nous allions joindre nos humbles exhortations à celles de don Mateo ; mais la jeune fille avait déjà accordé l’instrument. Sans se faire prier davantage, sans tousser, sans se plaindre d’être enrhumée, elle chanta une demi-douzaine de chansons démesurément longues. À chaque couplet, Mateo battait des mains, et en vérité Pepa possédait une voix charmante qu’elle ne conduisait pas trop mal. Sa physionomie s’animait par degrés ; elle s’arrêtait de temps à autre en criant : « Ay, Jésus ? je suis morte ! » et recommençait de plus belle. La duègne avait fini par faire chorus avec sa fille. À chaque refrain, nous frappions sur la table avec la paume de nos mains, et Mateo, imitant les castagnettes avec ses doigts, dansait comme un fou au milieu de la salle.

Par malheur le vieil intendant vint interrompre cette fête. Il se pencha à l’oreille de la veuve, et lui dit qu’on voyait arriver par la route du nord une troupe de chariots. — Crois-tu, Torribio, répondit-elle, que ce soient les gens de Salta ?

— Qui sait ? reprit le gaucho. Il y a trois semaines que le courrier, en passant par ici, m’a assuré que le convoi de Gil Perez était parti, et, s’il ne lui est rien arrivé en route, je ne voudrais pas parier qu’il ne fut ici ce soir.

— Allons, Pepita, dit la duègne, voilà notre ami Perez qui t’apporte quelque beau présent. Va faire ta toilette, niña, et n’oublie pas le beau peigne d’écaille qu’il t’a donné à son dernier voyage… Messieurs, ajouta-t-elle en se tournant vers nous, je vous quitte un instant, mais j’espère vous présenter bientôt un hôte de distinction.

— Au diable Perez et les gens de Salta ! dit tout bas Mateo quand Pepa se fut retirée, et nous sortîmes pour voir arriver les chariots.

C’était une troupe de quinze charrettes, attelées de six bœufs chacune, chargées de fruits secs, de coton et de balles de crin : elles approchaient lentement, tournant avec effort sur leurs roues massives. Rejetées d’un côté à l’autre par les cahots, elles s’enfonçaient dans de profondes ornières, d’où les quatre bœufs de volée, liés au joug à douze pieds en avant de ceux du timon, les arrachaient à grand’peine