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leur a fait perdre la finesse de l’odorat : Torribio s’en rapportait donc moins à l’instinct de ces animaux qu’à sa propre vigilance. Sans plus tarder, il bride les chevaux qu’il tenait toujours sellés dans la corral[1], et supplie les deux dames de s’esquiver par la route de Cordova. Doña Ventura aide sa fille tremblante à se placer en croupe derrière elle ; Pepa jette ses deux bras autour du corps de sa mère et se recommande au vieil intendant, qui, armé d’un sabre et d’une carabine, se tenait prêt à les escorter toutes les deux. De son côté, Juancito, qui ne comprenait pas la gravité du péril, — il avait douze ans, — saisit en riant les crins de son cheval ; il pose son pied gauche sur le genou de la bête, allonge tant qu’il peut son pied droit, se balance de bas en haut, et le voilà en selle, essayant la pointe de ses éperons sur les flancs de sa monture, qui se cabre. Torribio lui avait passé au bras un petit fouet, et suspendu sur son épaule la petite fronde sans laquelle le capricieux et sauvage enfant ne sortait jamais. Ainsi préparée à fuir, la famille se mit en marche. La retraite eût été possible, si l’ennemi n’eût pas connu les abords de la maison aussi bien que ceux qui l’habitaient.

Après avoir placé ses espions autour de la poste et à l’entrée des divers chemins qui viennent y aboutir, Fernando s’était embusqué sur la route même de Cordova. La petite troupe ne pouvait marcher si doucement, qu’il ne l’entendît venir ; il se jeta à sa rencontre, et, lui barrant le passage : — Halte là ! s’écria-t-il ; le petit muletier a deux mots à vous dire ! — Fuyez ! fuyez à travers la forêt ! cria Torribio en tirant sur le bandit un coup de carabine qui lui effleura le front ; Juancito, mon garçon, couche-toi sur la selle et file sous les branches ! — Et il tomba, le crâne fracassé par un coup de sabre que lui porta Fernando. — Je me suis défendu, dit le brigand en prenant la main du vieillard ; si tu ne m’avais pas attaqué, je te laissais passer.

Torribio mis hors de combat, il ne restait plus personne pour défendre Pepa et sa mère : les gens de la poste, je vous l’ai dit, avaient presque tous déserté la maison pour courir la campagne ; les autres se couchaient dans les bois. Dès qu’il vit tomber ce fidèle intendant, Fernando se lança sur les traces des deux femmes, qui cherchaient à se frayer une route au milieu des arbres. Il les eut bientôt rejointes : elles ne crièrent point, la frayeur les rendait muettes. Le muletier les ramenait vers leur maison sans proférer une seule parole. Ce fut dans cette même salle où nous avons passé la soirée que Fernando se retrouva seul en face de doña Ventura, qui l’avait tant de fois accueilli avec bonté, et de sa fille, qui l’avait peut-être aimé.

— doña Ventura, dit Fernando en s’asseyant devant elle, je ne vous demande pas votre fille, qui m’appartient par droit de conquête ; non

  1. Cour formée de palissades où l’on rassemble le bétail.