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la fumée d’un bivouac. « Irons-nous reconnaître ce campement ? demandai-je à l’officier qui nous commandait. — Ce sont des gauchos, répondit celui-ci ; la nuit vient vite ; nous passerons près d’eux sans qu’ils nous voient. Ces pillards-là n’aiment pas à se battre quand il n’y a rien à prendre. » Et nous avançâmes en silence. À la lueur des feux, nous distinguâmes une douzaine de cavaliers assis à terre sur leurs selles ; ils avaient formé au centre du camp un faisceau de lances et regardaient danser une femme dont la silhouette se détachait sur la vive lumière du foyer. Ils ne nous entendaient point venir ; nous marchions au petit pas, un pistolet dans une main, la carabine dans l’autre. Déjà nous avions côtoyé le camp des gauchos sans être aperçus ; déjà nous rassemblions nos chevaux pour les lancer au galop et nous éloigner au plus vite de ce dangereux voisinage ; à quoi bon combattre ? la partie était perdue ; il ne s’agissait plus pour nous que d’aller en exil. Nous allions donc laisser l’ennemi derrière nous, quand un jeune milicien, qui se trouvait à l’arrière-garde, déchargea imprudemment son mousqueton sur le groupe des cavaliers. À ce coup de feu, vous eussiez vu les gauchos sauter sur leurs armes, s’élancer à cheval et s’arrêter un instant pour savoir d’où venait le danger. Notre officier poussa aussitôt un grand cri auquel nous répondîmes tous. Grossi par les échos, ce cri ressemblait à une clameur, et il jeta l’épouvante parmi les gauchos. Tandis que ceux-ci hésitaient à prendre l’offensive et semblaient effrayés de leur petit nombre en face de ce péril inattendu, nous tournâmes leur camp. L’ennemi déchargea sur nous dans les ténèbres une demi-douzaine de carabines, sans blesser aucun des nôtres ; ceux qui ne portaient que des lances firent volte-face ; le reste de la bande, entraîné par les fuyards, battit en retraite, et les coups de feu que nous dirigeâmes contre eux, en nous guidant sur le pas de leurs chevaux, acheva de les disperser. Il en tomba quelques-uns ; mais nous ne nous arrêtâmes point à compter les morts. Cette victoire inutile pouvait trahir notre fuite ; le meilleur parti qui nous restât à prendre, c’était de nous jeter au milieu des ravins et d’éviter à l’avenir une pareille rencontre.

Dans le combat, la femme qui dansait devant les feux du bivouac quelques momens auparavant avait disparu. Nous ne pensions plus à elle. Tout à coup, comme nous reformions nos rangs, une ombre passe devant la tête de la colonne : « Qui vive ! » cria l’officier, et nous rechargeâmes vivement nos armes. « Qui vive ! » répète l’officier en fouillant avec son sabre les buissons qui bordaient le sentier. Nous écoutons tous en silence, et nous entendons enfin un gémissement plaintif entrecoupé de sanglots. — C’est un blessé, dit le brigadier ; tant pis pour lui ! Nous ne menons point à notre suite de chirurgien pour guérir ceux que nos balles ont frappés !