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Grillparzer et Zedliz, qui ont trouvé dans les événemens de ces deux dernières années des inspirations d’une vigueur toute juvénile ; les chanteurs de cette généreuse école, les derniers représentans de la poétique Germanie, s’en vont. Nicolas Lenau est mort il y a quatre mois ; un des plus aimables écrivains du groupe harmonieux de la Souabe, le modeste, l’excellent Gustave Schwab, vient de le suivre dans la tombe. Il y a comme un voile de deuil sur l’imagination de ce pays. À mesure que s’accroissent les brutales ardeurs du matérialisme, à mesure que ce souffle de mort atteint et dessèche les sources, autrefois si fraîches, du spiritualisme et de la poésie, en Allemagne, le silence ou la disparition des maîtres est un malheur plus douloureusement senti. Ils seront vengés toutefois ; l’école bruyante qui avait prétendu les faire, oublier est dispersée désormais. Ces critiques ou ces poètes qui formaient la phalange de M. Arnold Ruge, et qui, sous le nom de romantisme, attaquaient toutes les croyances idéalistes sans lesquelles la poésie est impossible, sont aujourd’hui en pleine déroute. Ils voulaient détruire la dignité de l’art, ils voulaient réduire l’imagination à n’être plus que l’interprète de leurs grossiers systèmes ; ils lui disaient sans cesse, ils lui disaient de toutes les manières :

Quittez le long espoir et les vastes pensées.


La révolte ne devait pas tarder à éclater, et nous sommes heureux de pouvoir en signaler d’irrécusables symptômes. Sans remonter jusqu’à cette école fourvoyée qui espérait endormir le XIXe siècle avec les légendes du moyen-âge, l’Allemagne, en fait de poésie, retourne à sa direction légitime ; elle essaie de rouvrir à l’imagination, les sources du spiritualisme ; elle veut rendre à l’art son indépendance et sa noblesse. Qu’elle y réussisse toujours, je ne l’affirmerai pas ; les chefs-d’œuvre ne sont pas plus nombreux aujourd’hui qu’il y a dix ans ; ce qui est certain, c’est que les tendances générales sont bonnes, et attestent des regrets salutaires. On a remarqué dans ces derniers temps des poésies de M. Louis Wihl, dans lesquelles une forme savante revêt avec bonheur une inspiration gravement religieuse. M. Wihl est israélite : il emprunte ses chants à la Bible ; il interprète avec grace l’histoire de Ruth, il sent profondément la magnificence des livres saints, et c’est ce sentiment profond qui donne un caractère original à ses vers. Depuis qu’on s’est avisé de remplacer la pensée ou l’émotion par les singularités du style et du sujet, bien des poètes ont cherché en Orient d’ardentes couleurs et des compositions bizarres. C’est ainsi que M. Freiligrath, imitant le poète des Djinns et enchérissant encore sur son modèle, a jeté pêle-mêle dans ses tableaux ces lions, ces chakals, ces nègres, ces rois maures, ébauches fougueuses dont l’audace a étonné l’Allemagne. Tel n’est pas l’Orient de M. Louis Wihl ; le poète israélite célèbre, non pas en coloriste insouciant, mais avec l’ardeur de l’ame et de la pensée, la grandeur de ce monde primitif d’où le christianisme est sorti. Un autre poète, un poète hardi, subtil, véritablement singulier, dont il a été parlé en bien des sens, qui ne peut avoir que des admirateurs enthousiastes ou des censeurs sévères, M. Frédéric Hebbel, continue de proposer à l’Allemagne ainsi que des énigmes, les étranges créations de sa fantaisie. M. Hebbel mérite une attention spéciale ; ses drames, ses comédies et ses poèmes commencent à lui dessiner une physionomie très digne