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Misanthrope et l’École des Femmes. Ce n’est pas, à Dieu ne plaise, que je prétende mettre Amphitryon et les Femmes savantes au-dessous du Misanthrope et de l’École des Femmes, car les Femmes savantes sont, à mon avis, le plus parfait des ouvrages de Molière ; mais pour un esprit attentif le style de ces divers ouvrages ne sera jamais un style unique. Il y a dans l’Amphitryon et dans les Femmes savantes un souvenir, une saveur de Regnier qui ne se retrouve ni dans l’École des Femmes ni dans le Misanthrope. M. Augier, qui connaît la langue de Molière et qui en mainte occasion a fait de ses lectures un usage si heureux, n’a pas encore senti la nécessité d’étudier les transformations du style de ce maître illustre. À quarante ans, Molière écrivait l’École des Femmes, modèle d’élégance, d’ingénuité, de franchise. Quatre ans plus tard, il écrivait le Misanthrope, où l’élégance, sans rien prendre d’affecté, se distingue par un caractère plus soutenu. L’année suivante, il écrivait Tartufe, dont la langue pour les yeux clairvoyans est plus savante et plus précise que la langue du Misanthrope. Enfin, à cinquante ans, il écrivait les Femmes savantes, effort suprême de son génie, que sans doute il n’eût jamais surpassé, lors même que la mort l’eût épargné pendant dix ans. Le style des Femmes savantes me semble réunir toutes les conditions du dialogue comique. Je ne crois pas qu’il soit possible de porter plus loin la clarté, l’évidence, le mouvement, l’ironie familière, la raillerie incisive et mordante, l’expression vive et colorée de tous les détails de la vie ordinaire : une telle vérité n’a pas besoin d’être démontrée ; mais un poète comique, un poète qui prend Molière pour conseil et pour guide, ne peut se dispenser de graver dans sa mémoire la différence qui sépare l’École des Femmes des Femmes savantes. S’il ne tient pas compte de cette différence, s’il confond, je ne dirai pas dans une commune admiration, car l’admiration n’est que justice, mais dans une imitation commune et simultanée, l’École des Femmes et les Femmes savantes, il doit nécessairement rencontrer sur sa route un écueil que la prudence la plus avisée ne saurait éviter. Quoi qu’il fasse, quoi qu’il tente, malgré toutes les ressources de son esprit, son style manquera toujours d’unité, — et c’est en effet ce qui arrive à M. Augier : il y a dans ses meilleures pages d’étranges dissonances. L’imagination, transportée dans les régions de la poésie la plus sereine par l’élégance et l’éclat des images, se réveille en sursaut dès qu’elle entend une comparaison tirée de la vie la plus vulgaire ; elle s’étonne et s’inquiète, et le goût le plus indulgent est obligé de condamner ces dissonances, qu’on est convenu, non sans raison, d’appeler criardes.

Il est évident que M. Augier ne possède qu’une notion incomplète des conditions du style comique. Il réduit ces conditions au contraste permanent de l’idéal et de la réalité, et ne s’aperçoit pas que ce contraste, renfermât-il, ce qui est loin d’être vrai, toutes les conditions de