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la Denhoff, la Dieskau, la Osterhausen, c’est Vitzthum, c’est tout le monde qui la tient, excepté lui, et d’ailleurs sa cassette est vide ! Cessez, madame, cessez cette correspondance inutile, coupez court à ces sollicitations qui l’attristent en lui montrant l’infortune et le dénûment de la seule personne que peut-être il estime ici-bas. — On ne sait pas cependant jusqu’où peuvent aller l’obstination et l’entêtement d’une mère ! La comtesse de Kœnigsmark y mit du courage ; disons mieux, de l’héroïsme, car il en faut pour supporter de semblables humiliations. Un jour, elle lui demande en rougissant de dégager pour elle un bijou de prix qu’elle a, dans un moment de gêne, livré aux griffes de Shylock. Le prince ne répond pas. Elle renouvelle sa prière en rappelant cette fois à son ancien amant dans quelles circonstances elle reçut de lui cette perle : même silence absolu de la part du roi. Ces lettres sont navrantes et vous fendraient le cœur si l’on ne savait que c’est au fond le train accoutumé des choses de cette vie. Une femme ordinaire y succomberait ; mais elle, rien en ce genre ne la surprend, rien ne la brise ; il y a de ces natures délicates et charmantes qui se redressent fièrement où de plus fortes fléchiraient. À travers toutes ces misères, sa gaieté habituelle, son enjouement, sa fine malice, ne se démentent pas une minute. Elle écrit des lettres délicieuses à ses anciens adorateurs, qui ne se lassent pas de revenir à la charge avec leurs éternelles propositions de mariage. De son chagrin secret et de ses peines, la cellule du cloître a seule confidence, et, quand la voix du monde la convie, elle y reparaît en enchanteresse, en femme d’esprit, qui fut belle, qui l’est encore, et n’a rien perdu de la conscience de ses imprescriptibles droits. Les échos solitaires de Quedlinbourg parlent encore d’une fête qu’elle donna au fils de Pierre-le-Grand lors de la visite de ce jeune prince en Allemagne, fête allégorique et mythologique selon les mœurs du temps, avec travestissemens, intermèdes et ballets. La comtesse de Kœnigsmark, poétiquement drapée à l’antique, y représentait une muse, et récita des vers de sa composition, dont le tsarévich fut charmé, et qui provoquèrent, disent les annales du chapitre, l’applaudissement de toutes les révérendes, et nommément de la dame abbesse, laquelle, fort âgée du reste et médiocrement servie par ses oreilles et ses lunettes, prit jusqu’à la fin la muse antique pour sainte Thérèse, les amoureuses mélopées pour quelque psalmodie ambroisienne : illusion qu’on se garda bien de vouloir dissiper, et qui fut cause que, la révérende dame s’étant retirée de bonne heure, le bal et la mascarade se prolongèrent fort avant dans la nuit !

Cependant le fils de Frédéric-Auguste et de la comtesse de Kœnigsmark s’était marié ; et l’aimable chanoinesse de Quedlinbourg, parmi tant de visites illustres qui s’empressaient vers elle de toutes parts, ne