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ayant choisi le côté du péril à braver pour l’indépendance et le salut de tous. Non, je le jure par ceux qui s’exposèrent les premiers à Marathon, et par ceux qui étaient rangés en bataille à Platée, et par ceux qui combattirent à Salamine et aussi à la journée d’Artémise, et par beaucoup d’autres gisant aujourd’hui sous la pierre dans nos monumens publics, vaillans hommes que la ville, les jugeant dignes du même honneur, a tous également ensevelis, ô Eschine! et non pas ceux-là seulement qui avaient réussi ; elle était juste en cela, car l’œuvre des hommes de cœur, tous l’avaient accomplie; mais ils avaient eu la part de destinée que le Dieu avait faite à chacun d’eux. »

J’écoutais, sous la voix grave et passionnée du lecteur, ce serment immortel, reconnaissant à peine mes faibles paroles françaises, que remplaçait l’accent d’une âme antique, et, suspendu entre le souvenir de l’original qui retentissait tout bas en moi et l’expression vivante qui m’en rendait le sens véritable et toute la grandeur, je sentais pour ainsi dire dans chaque son une sympathie, une complicité généreuse de l’éloquent général avec l’héroïque orateur de la liberté grecque. Ce sentiment d’un périlleux effort tenté sans succès, et qu’il aurait fallu tenter malgré la certitude du revers, jaillissait comme un cri du cœur, et confondait, à deux mille ans de distance, deux douleurs patriotiques dans un même élan de résignation enthousiaste.

Je restais muet d’admiration devant l’œuvre de Démosthènes ainsi interprétée, ainsi retrouvée : la lecture inspirée avait anéanti la traduction, à peu près comme une admirable harmonie, jetée par l’artiste sur les lignes d’un libretto, remonte, par-delà les paroles, à la pensée première, à la passion du personnage, à son agonie de douleur ou à sa crise de délivrance, et traduit directement par la musique ce que la langue n’avait pas exprimé.

« Que cela est beau! reprit lentement le général, comme épuisé par ce court, mais complet effort. De quelle main cet homme relève le peuple auquel il s’associe ! et à quel degré il se relève lui-même en se rendant indépendant de la destinée, et en se proposant un but moral plus haut que le succès et qui n’en a pas besoin ! A la guerre, dans le monde, dans la vie publique, partout, il faut ainsi se faire un idéal de devoir et d’honneur, en dehors de tout calcul sur les chances de succès, et même avec la chance contraire volontairement choisie. De cette sorte, on n’est jamais trompé, car dans l’amertume des revers, il reste au cœur la satisfaction et la justice de l’entreprise. Les peuples, comme les individus, doivent ainsi se faire une perspective dominante, un horizon de gloire. De nos jours, près de nous, nous voyons tomber et avorter bien des tentatives de liberté. Vaudrait-il mieux cependant qu’elles n’eussent pas été faites? et l’essai même