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conscience utiliser ses fournitures, lire ses amplifications, et se dispenser de lui envoyer du tabac.

Beaumarchais cependant était indignement sacrifié. Il avait reçu à la vérité une subvention d’un million, il le cachait parce qu’il lui était expressément ordonné de le cacher ; mais avec ce million, sur la foi des engagemens formels de Silas Deane, il s’était embarqué dans la plus dangereuse des opérations ; il avait emprunté de l’argent de partout, fait des commandes considérables qu’il n’avait point payées, et il était harcelé de créanciers. « J’ai été, écrivait-il à cette époque, pendant quinze jours entre la vie et la mort. » Plus tard, Franklin, appréciant enfin sa situation avec plus de justice, écrivait à Robert Morris : « Quand il est venu me solliciter de lui donner une cargaison à valoir sur son paiement, il avait des larmes dans les yeux en m’exposant la détresse à laquelle lui et ses associés se trouvaient réduits par le retard de nos envois. » Malheureusement à cette époque Franklin se laissait persuader par Lee que Beaumarchais tirait tout son argent des coffres de l’état, tandis qu’à la date du 18 février 1777, en expédiant un cinquième navire, il demandait en vain à M. de Vergennes un deuxième million que le ministre lui refusait net. Il écrivait aussi en vain au congrès, à la date du 20 décembre 1777 : « Je suis épuisé d’argent et de crédit. Comptant trop sur des retours tant de fois promis, j’ai de beaucoup outrepassé mes fonds, ceux de mes amis ; j’ai même épuisé d’autres secours puissans que je m’étais d’abord procurés sous ma promesse expresse de rendre avant peu. » Le congrès continuait à faire la sourde oreille, et cependant Beaumarchais ne pouvait plus s’arrêter : une opération l’entraînait dans une autre. Persuadé que ses débiteurs finiraient par ouvrir les yeux, il se préparait à commercer, non plus avec le gouvernement américain, mais avec les particuliers. L’hypothèse d’une guerre prochaine entre la France et l’Angleterre devenant chaque jour plus probable, il achetait de l’état un vaisseau à trois ponts fort avarié de 60 canons, qui se nommait l’Hippopotame ; il le faisait radouber complètement, le baptisait du nom plus poétique de Fier Roderigue[1], et il écrivait au ministre de la marine, qui ne voulait pas laisser partir son vaisseau pour complaire à lord Stormont : « Ce vaisseau est plutôt armé contre les Américains que pour

  1. Comment faisait-il face à toutes ces dépenses ? Je serais embarrassé pour le préciser bien nettement ; ses lettres nous indiqueront plus loin quelques-uns de ses associés. Je vois dans ses papiers qu’il en a de toute espèce, armateurs ou négocians, et même d’un genre assez inattendu. Ainsi il écrit au subrécargue du Fier Roderique, à la date du 14 mars 1778 : « Dans la facture générale que vous m’enverrez de la livraison entière, aux articles qui regardent le marquis de Saint-Aignan et le marquis de l’Aubespine, au lieu de mettre leurs noms en toutes lettres, ne les désignez que par des initiales ; ils