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besoin impérieux qu’entretenait un désaccord de jour en jour plus choquant entre son importance croissante dans la société et sa nullité de plus en plus complète dans l’état. La bourgeoisie parisienne abdiqua devant la noblesse sous la fronde, comme dès l’ouverture de la révolution française elle devait abdiquer devant les masses populaires.

Durant la longue période dont l’Essai sur l’histoire du tiers-état retrace le tableau, la classe moyenne n’exerça donc d’action prépondérante et décisive que dans l’affranchissement des communes qui fonda la liberté civile, et dans la courte période de la ligue qui conserva l’intégrité de la loi par laquelle s’était constituée la nationalité française. Du VIe au XIIe siècle, l’église seule fit adhérer l’un à l’autre des élémens antipathiques ; le clergé fut l’instrument de tous les progrès, l’agent à peu près exclusif de la grande œuvre sociale. Du XIIe au XVIIe siècle, ce rôle incombe à la royauté, qui, entre toutes les forces qui concoururent à constituer la France, fut la plus persévérante dans ses desseins, la plus féconde dans son action, la seule douée d’un sens véritablement politique. Au commencement du XVIIe siècle, la noblesse, vendant son droit d’aînesse pour des lentilles, se fit payer en honneurs stérilement dangereux le prix de son sang généreusement répandu, et consentit à n’être qu’une caste, lorsqu’elle aurait pu devenir un pouvoir. Atteinte au cœur comme l’aristocratie elle-même par les progrès du pouvoir absolu et par l’influence d’un rationalisme stérile, la bourgeoisie ne manqua pas moins que la noblesse à sa mission et à son avenir. C’est à cette dernière époque de l’histoire de la bourgeoisie que nous amène le livre de M. Thierry.

En attendant que l’historien nous montre un jour la classe moyenne pendant la période révolutionnaire, on nous permettra d’aller un peu au-delà des limites où il s’est renfermé jusqu’à présent. Parvenu au siècle de Louis XIV, il revendique pour le tiers-état la presque totalité des illustrations littéraires et artistiques du grand règne ; au siècle suivant, il aurait pu nous montrer l’influence des gens de lettres se régularisant, pour prendre dans l’état, à côté et au-dessus des pouvoirs légaux, la consistance d’un grand pouvoir moral. Subordonnés aux grands seigneurs sous Louis XIV, les gens de lettres deviennent sous Louis XV les directeurs souverains de l’opinion, les inspirateurs hautains des princes et des ministres. Les économistes règnent lorsqu’ils ne gouvernent pas ; les traitans cessent d’être des Turcarets pour devenir des personnages sérieux, et concentrent en leurs mains tout le mouvement de la richesse publique. Il ne se pouvait pas que le tiers-état, qui était tout dans l’ordre intellectuel, n’aspirât pas à devenir quelque chose dans l’ordre politique, car en France bien moins qu’ailleurs l’autorité peut être séparée de l’influence. Aussi chacun