Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 6.djvu/1017

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

barques ; la semence du poisson s’arrête à ces claies ; ils savent la distinguer à l’œil où d’autres personnes n’aperçoivent rien dans l’eau ; ils puisent de cette eau mêlée de semence et en remplissent plusieurs vases pour la vendre, ce qui fait que dans ce temps-là quantité de marchands viennent avec des barques pour l’acheter et la transporter dans diverses provinces, en ayant soin de l’agiter de temps en temps. Ils se relèvent les uns les autres pour cette opération. Cette eau se vend par mesures à tous ceux qui ont des viviers et des étangs domestiques. Au bout de quelques jours, on aperçoit dans l’eau des semences semblables à des petits tas d’œufs de poissons, sans qu’on puisse encore démêler quelle est leur espèce ; ce n’est qu’avec le temps qu’on la distingue. Le gain va souvent au centuple de la dépense, car le peuple se nourrit en grande partie de poissons. » À ces moyens très simples employés avec succès pour le repeuplement de leurs étangs, les Chinois en ont du joindre quelques autres que les voyageurs n’ont indiqués que très imparfaitement ; ils assurent que quand le jeune poisson commence à manger, on lui donne des lentilles de marais mêlées à des jaunes d’œufs.

Les Romains eurent des coutumes à peu près semblables à une époque fort reculée. « Les descendans de Romulus et de Numa, dit Columelle[1], tout rustiques qu’ils étaient, avaient fort à cœur de se procurer dans leurs métairies une sorte d’abondance en tout genre pareille à celle qui règne parmi les habitans de la ville ; aussi ne se contentaient-ils pas de peupler de poisson les viviers qu’ils avaient construits à cet effet, mais ils portaient la prévoyance jusqu’à remplir les lacs formés par la nature même de la semence de poisson de mer qu’ils y jetaient. C’est ainsi que le lac Velinus et le Sabatinus, aussi Lien que le Vulsinensis et le Ciminus, ont fini par donner en abondance non-seulement des loups marins et des dorades, mais encore de toutes les autres sortes de poissons qui ont pu s’accoutumer à l’eau douce. »

Ces habitudes ne tardèrent pas à être abandonnées, et l’on s’étonne, en voyant l’engouement extraordinaire dont les poissons ont été l’objet dans l’ancienne Italie durant les siècles suivans, qu’aucune mesure n’ait été prise alors pour assurer leur reproduction et leur libre développement. On sait en effet que les anciens ont eu pour la chair de ces animaux une prédilection toute particulière. Le principal luxe des festins de Rome consistait en poissons, et les poètes parlent de tables somptueuses qui en étaient exclusivement couvertes. Dans la période qui s’étend de la prise de Carthage au règne de Vespasien, ce goût devint une véritable passion, et pour la satisfaire les sénateurs et les patriciens enrichis des dépouilles de l’Asie et de l’Afrique se livrèrent aux plus folles dépenses. C’est ainsi que Licinius Murena, Quintus Hortensius, Lucius Philippus, construisirent d’immenses bassins qu’ils peuplèrent des espèces les plus recherchées, et que, nouveau Xercès, suivant l’expression de Pompée rapportée par Pline, Lucullus fit percer une montagne pour introduire l’eau de la mer dans ses viviers. Varron[2] rapporte que Hircius tirait 12 millions de sesterces (3,360,000 francs) des nombreux édifices qu’il possédait, et qu’il employait cette somme tout entière à payer la nourriture de ses poissons. Les riches patriciens, dit le même auteur) ne

  1. De Re Rusticâ, lib. VII, c. 16 (trad. Saboureux de Bonneterie).
  2. De Re Rusticâ, lib. III, c. 17.