Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 6.djvu/102

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tête sous le train du carrosse, posture incommode qui ne lui offre guère d’autre compensation que de pouvoir saisir entre deux pierres les rares touffes d’herbes échappées aux ardeurs du soleil et à la dent affamée des gazelles.

Après les tartarawans, réservés comme je l’ai dit à l’usage des gens riches qui font le pèlerinage, viennent, comme moyen de transport pour la petite propriété, les ashabs ou masahs. Ce sont des caisses de bois où un humain de petite taille et de petite corpulence peut entrer et se tenir tant bien que mal, et qui sont suspendues aux flancs du chameau comme les plateaux d’une balance dont la bosse de l’animal serait le point d’appui. Des bâtons croisés recouverts d’un morceau de toile bleue, toiture aussi impuissante contre la pluie que contre les ardeurs du soleil, complètent cet appareil d’une simplicité primitive. Rien d’effrayant comme les oscillations de ce château branlant. Les cahots d’une voiture de place au grand trot sur le pavé de Lyon, ou le tangage d’un navire sur une mer houleuse, par un temps de calme, n’offrent rien de comparable au mouvement saccadé, vertigineux de cette épouvantable machine, et je déclare les jouissances du paradis de Mahomet, quelles qu’elles puissent être, bien et dûment acquises aux malheureux qui ont subi nuit et jour pendant quatre mois l’hospitalité de cette véritable boîte de Procuste. Ce n’est toutefois qu’une des moindres souffrances réservées aux hadjis. La soif, la faim, les ardeurs d’un climat dévorant les attendent à chaque pas; mais il suffit de parcourir le camp à l’instant de la prière du soir pour comprendre qu’une foi ardente donne aux pèlerins la force de supporter toutes ces épreuves victorieusement.

Quand le soleil arrive à son déclin, et que la voix du muezzin appelle les croyans à la prière, l’aspect du camp devient imposant et solennel. Partout, sur le seuil des tentes, on voit les pèlerins disposés en bandes de quatre ou cinq. L’œil inspiré, le visage recueilli, le plus souvent un beau vieillard à barbe blanche récite en tête du groupe des versets du Coran, et donne le signal des attitudes si diverses qui distinguent la prière musulmane. Au loin, le bataillon régulier, aligné sur une seule file, célèbre avec un calme religieux la prière du soir. Un silence profond, que vient seul interrompre le chant grave et mélancolique de la prière arabe, règne au milieu de cette multitude : c’est là en vérité une scène d’un autre âge, pleine d’enseignemens et de méditations. L’Orient est là tout entier sous vos yeux, pur de tout contact européen, avec sa foi, son fanatisme, tel qu’il est sorti, il y a bien longtemps, des mains de Mahomet, tel qu’il subsistera jusqu’au jour où l’esprit d’incrédulité et de révolte, les lumières, comme cela s’appelle, aura miné l’édifice mahométan, comme il a miné en Europe la société et le christianisme.