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ii. – amérique.


Profonde est la savane, immense, impénétrable :
Des cimes du palmier aux branches de l’érable
La liane déploie en tous sens ses réseaux ;
Trônes énormes, cactus, broussailles et roseaux,
Tout se croise, s’unit ; sur des mares infectes
Tournoie en bourdonnant un million d’insectes,
Ces vampires ailés ; là, sur des flots dormans,
Surgissent au soleil les hideux caïmans
Et vingt monstres sans nom, monstres squammeux et glauques.
Leurs fétides gosiers éclatent en sons rauques ;
Un jaguar passe et crie ; au blanc magnolia
Silencieux s’enroule un immense boa.

Oh ! la nature ici commande en souveraine,
Et L’homme avec bonheur la reconnaît pour reine,
L’homme enfant, chasseur nu, ses flèches à la main,
Souple comme un serpent, agile comme un daim,
Qui dans sa liberté sans frein se développe,
Et s’indigne, et frémit, lorsqu’un sage d’Europe,
Faible et dont chaque trait accuse un mal souffert,
Veut l’enlever, lui fort, aux charmes du désert !…

Pour élever cette âme et la faire des nôtres,
D’Europe cependant sont venus les apôtres.
Oh ! climat dévorant ! ils ne sont plus que deux.
Le plus jeune survit pour soigner le plus vieux :
C’est Évèn, le chanteur, le doux missionnaire,
Et des prêtres martyrs le chef octogénaire.
Sur les bords d’un grand fleuve, au milieu des forêts,
Les voilà seuls, perdus, et pour derniers regrets,
Ceux qui venaient vers eux quand leurs mains étaient pleines
Les ont tous délaissés, légers catéchumènes ;
Mais le vieillard, aimant ces naïfs Indiens,
Disait : « Restons, mon fils, nous les ferons chrétiens. »

Or, tandis que le saint priait dans sa cabane,
Évèn, par un beau soir, entra sous la savane ;
Le violon fidèle, il l’avait à son bras ;
Sur les notes bientôt se mesuraient ses pas,
Quand de l’épais feuillage une tête emplumée
Sortit, la bouche ouverte, attentive et charmée ;