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l’ordre européen, elle eût volontiers fait entrer dans le cercle de son action tout ce qui se rattachait de près ou de loin à ces intérêts. Sa permanence, sa position centrale paraissaient l’y inviter. Les puissances qu’elle représentait avaient en elle un instrument commode et toujours prêt pour toutes les négociations où il leur convenait de s’interposer en commun, et elles semblèrent en effet lui conférer une aptitude universelle en la chargeant d’une médiation entre l’Espagne et le Portugal, qui, par suite d’un incident survenu dans l’Amérique du Sud, étaient alors sur le point d’en venir aux mains. Cet essai de conciliation échoua, et cependant la guerre n’eut pas lieu.

Une autre tentative de médiation, d’un caractère plus singulier et plus hardi, échoua également. L’empereur Alexandre, dont l’imagination se complaisait dans la pensée de gouverner et de pacifier le monde au moyen d’une espèce de conseil amphictyonique où il espérait jouer toujours le premier rôle, avait conçu le projet de faire comparaître en quelque sorte devant la conférence de Paris la monarchie espagnole et ses vastes colonies américaines, déjà insurgées depuis quelques années, et d’opérer entre elles une réconciliation. Il voulait, à ce qu’il parait, que, si ces colonies ne consentaient pas à se replacer sous le sceptre de leur souverain légitime moyennant des garanties conçues dans un esprit libéral, l’alliance européenne prêtât au cabinet de Madrid une coopération effective pour les mettre à la raison. Un tel projet était plus grandiose que pratique. Le cabinet de Berlin, tout en témoignant une vive sympathie pour les sentimens généreux qui l’avaient inspiré, tout en affectant de penser qu’il était suffisamment justifié de la part de la Russie par sa puissance maritime, déclara que la Prusse n’était pas en mesure de prendre un semblable engagement, qu’elle ne pouvait offrir que ses bons offices, et que le gouvernement du roi, en promettant éventuellement de concourir à une guerre de cette nature, mécontenterait au plus haut point l’opinion publique. Le cabinet de Londres n’avait pas jugé nécessaire d’apporter tant de ménagemens à son refus : il avait, dès le premier moment, interdit à sir Charles Stuart de participer à aucune délibération sur la question des colonies ; ses vues, ses intérêts dans cette question étaient trop absolument différens de ceux des puissances continentales pour qu’il consentit à la traiter avec ces puissances en commun et sur un pied d’égalité, d’autant plus que, par la supériorité de ses forces navales, il était seul en état d’y porter un véritable poids. Ce refus fut très sensible à l’empereur, et on peut le considérer comme la première atteinte officielle portée à cet accord européen qui constituait la grande alliance.

Alexandre occupait alors dans le monde politique une position que son caractère rendait, sinon dangereuse, au moins inquiétante et