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ce n’est rien de tout cela. Ce qui craque ainsi de tous côtés, ce ne sont point les mâtures d’une flotte en péril, ce sont les sapins du Grand-Jura, que la tempête tord et brise au loin comme des baguettes. Ce qui crie et blasphème, ce ne sont point des passagers près d’être engloutis. Ce qui beugle dans ces profondeurs, ce ne sont pas des monstres marins prêts à faire curée d’un équipage. Ce sont les voituriers de marine qui chassent leurs bœufs à grands cris et à grands coups de trique hors de la forêt de peur qu’un sapin déraciné ne les écrase dans sa chute.

Quant à Manuel, lui, tout cela ne l’épouvante guère. Il ne se rappelle même pas que le tonnerre pourrait le frapper là-haut le mieux du monde. Il présente avec délices sa tête nue aux averses de la pluie. Il suit avec ivresse les ondulations de son sapin. Il aspire l’éclair des yeux et des narines. Tout cela l’enchante, tout cela le transporte dans un monde inconnu ; puis bientôt voici que la nue s’éloigne, le vent se calme, les oscillations s’adoucissent, le ciel redevient bleu, la pluie cesse, le soleil se remontre ; les arbres se secouent, et aux lueurs du soleil couchant chaque goutte d’eau qui tombe scintille comme une topaze.

Quand Manuel devint plus grand, il prit une scie et une hache et se mit à l’abattage. L’abattage est une opération qui a bien aussi sa solennité et qui demande également sa part d’adresse et de justesse de coup d’œil. Ce n’est pas tout que d’avoir préparé au grand arbre la place où il doit s’étendre, en élaguant même toutes les branches de ses voisins qui pourraient déranger sa chute ; il faut encore que l’incision par la base soit si bien calculée, que cette chute s’opère exactement dans la direction voulue, car le marchand de bois est responsable, sous peine d’amende, de tous les dégâts que pourrait entraîner une chute irrégulière. Une fois le côté de la chute décidé, il ne faut plus que des efforts musculaires pour faire manœuvrer horizontalement la scie en attaquant l’arbre par le côté opposé à celui de la chute, et en fait de vigueur, Manuel n’était pas en peine. Naturellement il faut être deux pour faire manœuvrer la scie. À mesure qu’elle entre, on enfonce sur sa trace, à grands coups de tête de hache, d’énormes coins qui soulèvent insensiblement l’arbre dans toute sa masse ; puis voilà que tout à coup un craquement se fait entendre, l’air siffle et la terre tremble : le géant est terrassé malgré sa taille, et l’homme, appuyé sur sa hache, reste debout à côté.

Après l’abattage vient l’équarrissage. C’est une affaire de charpentage plus ou moins adroit. Quand les bois sont équarris, il faut les tirer de la forêt. Pour cela, l’époque des neiges est naturellement la plus commode, mais on ne l’attend pas toujours. On plante une forte cheville de fer à la tête actuelle du sapin, qu’on appelait son pied quand il était debout ; à cette cheville, on accroche une chaîne, et au bout de cette chaîne on attèle autant de paires de bœufs qu’il en faut pour enlever la charge par le simple glissement sur la terre humide ou sur la neige.

Le montage d’un sapin de cent pieds se paie un franc, l’abattage cinquante centimes, l’équarissage cinq ou six francs, et le voiturage à Salins, de huit à douze francs. Les arbres brisés par l’orage se divisent en trois catégories. Ceux qui sont complètement déracinés s’appellent les chablis ; ceux qui sont brisés par le milieu s’appellent les cloques, et enfin ceux qui ont séché sur