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d’heure lui semble une éternité. À bout de ses forces, haletante et rendue, elle entend enfin le marteau de l’horloge sonner sur les petits carillons les quarts qui précèdent la sonnerie des heures. Voila les trois heures arrivées. La Fifine a tenu bon, elle a gagné avec elle-même son pari. Ses yeux se retournent avidement vers le château de Rans sans plus de scrupule… Le point bleu a disparu ; mais au bas de la vigne elle voit descendre un homme qui semble avoir ramené sur sa tête sa blouse bleue de voiturier.

Pendant ce temps-là, Josillon, enchanté de son manche neuf, achève à tour de bras le labourage de sa vigne de Saint-Nicolas. Tout à coup, à l’instant où sa pioche, levée de toute la hauteur de ses bras, allait retomber à terre, une grande forme bleue apparaît au coin du mur de sa vigne, et la pioche retombe presque inerte sur le sol. Josillon reste un instant en observation, et arrive à se rendre bientôt à peu près compte de ce dont il s’agit.

— Tiens ! c’est toi, Manuel !… Que diable est-ce que tu fais donc par-là ?… Est-ce que tu te crois encore en carnaval, dis donc ?

— Bonjour, Josillon, répond sèchement l’homme, à la blouse, et il continue sa course à travers les vignes.

Josillon reste longtemps debout à le regarder aller.

— Mais est-ce qu’il devient fou ? dit-il enfin en reprenant sa besogne, qu’il interrompt toutefois à chaque instant pour regarder dans la direction de Bracon, par où la blouse a disparu.

Le soir, tout en rentrant, Josillon s’écrie : — Ah çà, dis donc, Fifine, est-ce que le grand Manuel a décidément perdu la tête, ou bien va-t-il peut-être en blonde à Saigret, que je viens de le voir courir comme un fou à travers les vignes ?

— Le grand Manuel ?… Je ne sais pas, répondit la Fifine avec embarras et à moitié suffoquée par cette idée de son père qui ! Manuel pouvait aller en blonde à Saigret.

— Pardié oui, le grand Manuel ! Je suis bien sûr que c’est lui, puisqu’il m’a répondu en continuant sa course. J’étais là bien tranquillement à ma besogne, quand tout à coup je vois arriver un homme à blouse bleue qui courait bien comme un diable. Je ne savais réellement pas si c’était un fantôme ou un revenant. Je m’arrête, lui s’arrête justement aussi, et qu’est-ce que je reconnais ? le grand Manuel !…

— Ah bah ! vous aurez peut-être mal vu.

— Mais quand je te dis qu’il m’a parlé !

— Alors je n’y comprends rien.

— Ni moi non plus ; mais n’importe, tout cela me parait bien singulier. Et la soupe, est - elle prête ?

— Oui, père, la voilà qui trempe.


III

C’était effectivement Manuel qu’avait aperçu Josillon. Ce n’est pas aujourd’hui la première fois qu’il vient contempler de loin la fenêtre de la Fifine. Toutes les fois qu’il l’a pu depuis le mois d’octobre dernier, il est venu passer là quelques instans dans la même pièce de vigne. Ç’a été pour lui toute une