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à sonner à l’église des Carmes ; Manuel ne revient pas. Comme pour échapper aux pensées pénibles qui la gagnent, la Jeanne-Antoine charge le commis du chantier de dire à Manuel qu’elle est partie ; puis elle remet effectivement les bœufs à la voiture, s’installe de son mieux à l’arrière, dans un nid que forment les chaînes et les plians, et laisse les bœufs suivre à leur gré cette route de Villeneuve qu’ils savent, dit-elle, comme leur Pater.

Manuel, tout honteux d’avoir été surpris par Josillon en flagrant délit de mascarade, a été obligé de s’arrêter un instant derrière les haies pour se remettre de son trouble. Il sait que ni Josillon ni la Fifine ne sont bien sympathiques aux voituriers de marine, et jamais il n’a si nettement compris qu’aujourd’hui combien cette vie tumultueuse doit déplaire à des gens tranquilles comme eux ; cette pensée l’obsède d’une horrible façon, et il fait des efforts inouïs pour la chasser, quand tout à coup, en rentrant au faubourg par le pont du Moulin-Patouillet, il entend un gamin qui tape à grands coups de bâton sur un cercle intérieurement garni de petits morceaux de fer-blanc, tout en chantant à gorge déployée un des couplets de la chanson de Coulas. En approchant de Bleigny, il aperçoit le mendiant Jacques Mélin qui danse au milieu de la route, tantôt en plein soleil et tantôt perdu dans l’ombre des grands peupliers du moulin.

Jacques Mélin est un pauvre fou vagabond que tout le monde connaît à plusieurs lieues à la ronde dans les environs de Salins. Il vit de l’amour du bon bien, comme les oiseaux du ciel. Jacques Mélin a pour spécialité de porter des chapeaux sans fond, des vestes sans manches et des bottes sans semelles. En voyant arriver Manuel, il interrompt sa danse, et vient à pas de loup au-devant de lui ; il joint ses mains, il incline la tête d’un air tendre, puis il se met à déclamer à voix basse, avec une rapidité incroyable et d’un ton de récitatif, des lambeaux de complaintes auxquels il mêle quelques vers de la chanson de Coulas. Cette maudite chanson poursuit Manuel avec une ténacité terrible. Le voiturier redouble de vitesse afin de s’en débarrasser plus tôt. Il arrive à Cernans, et déjà il est auprès de la fontaine communale, quand il entend la voix du maréchal-ferrant qui l’appelle par son nom :

— Eh ! dis donc, Manuel ! tu fais bien le fier aujourd’hui ? Tiens, voilà ta note…

— Ha ! ha ! Voyons un peu. Et combien cela fait-il ?

— Ça fait vingt - cinq francs soixante.

— Diable ! c’est bien cher.

Manuel, qui ne s’est pas attendu à ce quart d’heure de Rabelais, n’a que onze francs sur lui. Il les remet au maréchal, en lui demandant quelques jours de répit pour le reste, et rentre bientôt à Villeneuve en maudissant de plus en plus le Cheval-Blanc, les chansons et les maréchaux.

De son côté, la Fifine est dans des dispositions d’esprit singulières depuis le jour du dîner avec la Jeanne-Antoine, qui a été aussi le jour de l’apparition de la blouse bleue dans les vignes du château de Rans, et des interprétations de son père à propos de cette apparition. C’est en toute sincérité d’âme qu’elle a ainsi raconté à la Jeanne-Antoine son peu de goût pour les hommes en général et pour les voituriers de marine en particulier ; aussi se